« Triangle », d’Esperanza Spalding : Des sons aux soins
La compositrice, chanteuse et contrebassiste Esperanza Spalding poursuit ses explorations avec une suite thérapeutique à la fois sonore et visuelle.
dans l’hebdo N° 1649 Acheter ce numéro
Dans Politis, la dernière fois qu’il fut question d’Esperanza Spalding, c’était en 2017. La contrebassiste, compositrice et chanteuse avait alors décidé de s’enfermer pendant trois jours dans un studio d’enregistrement de Los Angeles. Adepte de projets concepts, elle avait à l’époque conçu l’intégralité d’un album, de l’écriture des textes à la composition des morceaux, des répétitions à l’enregistrement, en un temps record de 77 heures, retransmises en direct sur Internet. De cette expérience était né un disque, Exposure, l’occasion unique de suivre la totalité d’un processus créatif mêlant introspection, direction d’un groupe et recherche harmonique.
Depuis 2017, l’artiste a continué de mener différents projets originaux, visant à repenser l’accès à la musique, l’expérience du concert et le rôle social et thérapeutique de ses compositions. En 2018, elle a publié l’album Twelve Little Spells, dont chacun des douze morceaux était consacré à une partie du corps humain. L’album était accompagné d’une série de clips vidéo et les quelques concerts qui suivirent sa parution avaient été pensés comme autant de performances. Esperanza Spalding y liait chant et danse, une scénographie de lumières enveloppait sa prestation, et les spectateurs étaient accueillis par un programme explicitant les liens entre les compositions et les énergies de la partie du corps qu’elles évoquent. Une sorte de rencontre entre musique -africaine-américaine, performance scénique et conceptions du corps empruntant à des liturgies asiatiques, africaines et ésotériques.
Pour Esperanza Spalding, Twelve Little Spells fut une première occasion de se plonger dans la dimension thérapeutique de la musique, lançant des collaborations avec des spécialistes de musicothérapie. Le projet fut suivi d’engagements plus traditionnels dans lesquels elle renouait avec son héritage de contrebassiste de jazz et d’accompagnatrice, notamment lors de la résidence du pianiste Robert Glasper au Blue Note de New York, et d’un investissement au long cours dans un duo avec le saxophoniste Wayne Shorter.
Dans un récent entretien pour le New York Times, la musicienne expliquait avoir obtenu un congé de l’université Harvard, où elle enseigne, pour se consacrer à son travail avec Shorter. Le -saxo-phoniste est malade et Spalding veut accélérer la composition de leur opéra, Iphigenia, une relecture féministe et afrocentrée du mythe classique. « J’avais peur que la santé de Wayne s’affaiblisse trop. Mais, en six mois, il est complètement revenu à la vie. » Iphigenia est à présent écrit. Un appel aux dons est en cours pour récolter les deniers nécessaires pour le monter.
Lorsque la pandémie du coronavirus s’est imposée aux États-Unis, Esperanza Spalding était donc aux côtés de Wayne Shorter et elle observait ce qu’elle aime décrire comme les effets guérisseurs de la musique. « Wayne était comme une plante qui se transforme après avoir été arrosée. » Spalding raconte avoir alors quitté la Californie pour son État natal de l’Oregon et s’être installée dans une ferme dans les montagnes. Là, elle a accueilli dix musiciens lors d’une retraite collective pendant laquelle elle a tout de même donné plusieurs concerts virtuels en direct. C’est aussi lors de cette retraite qu’elle a élaboré son dernier projet, Triangle, le premier volet d’une trilogie, là encore empreinte de croyances guérisseuses.
Pour écouter Triangle, inutile de se procurer un disque, il suffit de se connecter sur le site Songwrights Apothecary Lab, administré par la musicienne. Le site dévoile une citation de John Coltrane : « Si un de mes amis est malade, j’aimerais pouvoir lui jouer une chanson pour qu’il guérisse. » Ce à quoi la contrebassiste répond : « Nous aussi ». Puis il vous sera proposé de cliquer sur une destination : Wasco County, Portal Land ou Lower Manhattan. Triangle, première suite musicale publiée ici, est celle de Wasco County. On découvre alors un film de seize minutes élaboré lui aussi en trois parties : Formwela 1 est censé accompagner l’auditeur pour qu’il vainque sa colère, Formwela 2 et 3 lui permettraient, pour leur part, de retrouver l’apaisement.
Qu’on soit sensible ou non au message de Spalding, les seize minutes de Triangle sont un voyage musical passionnant qui laisse entrapercevoir plusieurs des facettes de l’artiste. Le triptyque s’ouvre par des vocalises aux harmonies envoûtantes – « J’aime empiler », disait-elle lors de l’enregistrement d’Exposure. Puis la jeune femme se saisit de sa contrebasse et son chant aérien est appesanti par la basse et le piano entêtant. Pour le -deuxième morceau, on la retrouve entourée de rideaux blancs, une cloche en céramique à la main. Formwela 2 regarde du côté de l’Inde et Spalding y a convié la chanteuse tamoule Ganavya. Enfin, le troisième morceau est une exploration des aspects les plus visuels de la musique d’Esperanza Spalding, flirtant avec la comédie musicale et laissant transparaître les influences de Wayne Shorter, lequel offre quelques sons de saxophone à la fin de la suite.
La production est signée Raphael Saadiq, et Spalding a également fait appel au claviériste Phoelix et au batteur Justin Tyson, un acolyte de longue date. À l’issue de l’écoute de Triangle et du visionnage de ses images, les plus sceptiques douteront sûrement d’avoir été guéris de quoi que ce soit. Toutefois, l’expérience, d’une grande beauté, reste une nouvelle preuve de l’audace de la musicienne et de ses talents d’exploratrice cherchant toujours à contourner les formats et les règles imposées par l’industrie de la musique.
Triangle, Esperanza Spalding, disponible sur songwrightsapothecarylab.com