Ce que vaut la parole d’État
En décidant d’extrader, quarante ans après, des ex-« brigadistes », Emmanuel Macron piétine des principes à la fois juridiques et moraux. Car c’est François Mitterrand, qui avait accordé aux anciens activistes italiens un accueil dont on avait fait sinon un droit, du moins une « doctrine ».
dans l’hebdo N° 1652 Acheter ce numéro
On a envie de poser une question, une seule : pourquoi maintenant ? Quel événement nouveau, quelle soudaine révélation justifie aujourd’hui que la France autorise l’extradition de neuf ressortissants italiens soupçonnés d’avoir commis des attentats dans l’Italie des années 1970 ? La réponse, sans rapport avec le droit, ni avec le comportement des ex-activistes, nous plonge dans ce que la politique peut montrer de plus médiocre. Il s’agit d’abord, et à l’évidence, d’offrir au Premier ministre italien, Mario Draghi, un trophée qui lui vaut les félicitations du postfasciste Matteo Salvini. Puis de plaire à une opinion française poussée à droite et copieusement désinformée. En décidant d’extrader, quarante ans après les faits qui leur sont reprochés, des femmes et des hommes qui vivaient sous la protection d’une parole d’État, Emmanuel Macron piétine des principes à la fois juridiques et moraux. Il renie la parole de la France. Car c’est un président de notre République, François Mitterrand, qui avait accordé aux anciens activistes italiens un accueil dont on avait fait sinon un droit, du moins une « doctrine ». Et ce sont trois autres présidents qui avaient tenu l’engagement de leur prédécesseur. Ce faisant, Emmanuel Macron bafoue aussi le droit, car si leur asile n’avait pas été couvert par un acte juridique, il a créé ce que l’avocate Irène Terrel et la Ligue des droits de l’homme ont appelé des « conséquences juridiques multiples ».
À vivre quarante ans dans un pays, à y vivre avec son conjoint ou sa conjointe, à y faire vivre ses enfants et ses petits enfants, on acquiert des droits qui résultent naturellement du temps écoulé. Car il ne s’agit plus seulement ici du sort des ex-activistes, mais de leurs proches. Il s’agit enfin d’une question morale et philosophique dont notre président, pourtant disciple autoproclamé de Paul Ricœur, semble faire peu de cas. Car c’est aussi le droit à s’amender et, tout simplement, à « devenir » qui est méprisé. Le pouvoir dont tout un chacun dispose sur son destin, en quarante ou cinquante ans d’une autre vie, de s’insérer dans la société et de s’y montrer exemplaire. On pense à cette femme qui est psychothérapeute dans un Ehpad. À cette autre qui est assistante sociale. À ces sexagénaires ou septuagénaires aujourd’hui à la retraite. Voilà les dangereux terroristes que M. Macron va livrer à son ami Mario Draghi ! Quel sens donner à ce revanchisme politique quand toute une vie est passée par-là ?
Pour en arriver à ce point, le président de la République et son garde des Sceaux doivent aussi falsifier l’histoire. Certes, il ne s’agit pas ici de nier les crimes qui ont été commis entre 1970 et 1980 par les « brigadistes », ou autres enfants perdus de l’extrême gauche italienne, mais de resituer le contexte de ce que la cinéaste Margarethe Von Trotta a appelé « les années de plomb ». On fera un sort particulier à Cesare Battisti, qui croupit déjà dans les prisons italiennes. À l’époque plus délinquant que révolutionnaire, celui-là a avoué ses crimes et s’est même vanté d’avoir dupé ceux qui l’ont soutenu (dont Politis). Ce qui, toutefois, ne devrait pas autoriser l’Italie à ignorer sa vie « d’après » et à lui réserver des conditions de privations indignes. Mais revenons à l’histoire. L’Italie était alors gangrenée par la mafia et ses loges maçonniques, qui tenaient le pouvoir « démocrate chrétien ». L’État déliquescent fécondait une extrême droite liée à la police. Et c’est de ce côté, celui du mouvement fasciste Ordre nouveau, infiltré par les « services », que sont venus les attentats les plus aveugles et les plus sanglants, dont les noms résonnent encore dans la mémoire de l’Italie : place de la Loggia, à Brescia, Piazza Fontana, à Milan, Italicus Express, gare centrale de Bologne. Tous commis au milieu de la foule. Au total, des centaines de morts. Et de sordides manipulations pour en attribuer la responsabilité à l’extrême gauche. Le climat était à la menace de coup d’État et d’un retour au fascisme. Les nostalgiques de Mussolini étaient nombreux (ils existent encore et se réjouiront de la décision du président français). Face à cela, les futurs extradés de M. Macron se sont crus investis du droit d’assassiner (ils disaient « exécuter ») des policiers, des militaires, des banquiers, et même un Premier ministre, Aldo Moro, en 1978. Ce sont des crimes, certes « ciblés », comme on dit, mais que le chaos ne peut excuser.
Quoi qu’il en soit, le silence sur toute cette réalité constitue une honteuse falsification de l’histoire. Le pire dans ce registre est venu, hélas, de l’ancien avocat Éric Dupont-Moretti, qui, dimanche, sur France Inter, a posé cette question faussement innocente : « Que dirait-on si l’Italie abritait aujourd’hui les terroristes du Bataclan ? » En confondant les jeunes gens égarés des années de plomb avec les jihadistes de Daech, il donne la vraie réponse à la question « pourquoi maintenant ? » : exploiter encore un peu plus, et dans un contexte préélectoral, l’émotion que provoque confusément et instantanément dans l’opinion le mot « terrorisme ». Le ministre a-t-il seulement conscience de l’énormité de son propos ? Imagine-t-il les terroristes de Daech reconvertis en travailleurs sociaux dans les hôpitaux italiens ? En défendant l’indéfendable, il s’est vanté de ne pas avoir « d’état d’âme ». On le croit volontiers.
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