Centres éducatifs fermés, une prison pas si alternative

Depuis 2002, les CEF sont promus comme des alternatives à l’incarcération et ce type de placement devient majoritaire. Politis a accompagné le député Ugo Bernalicis au centre de Liévin.

Nadia Sweeny  • 19 mai 2021 abonné·es
Centres éducatifs fermés, une prison pas si alternative
Le député LFI Ugo Bernalicis en visite au centre éducatif fermé de Liévin, le 26 avril.
© Nadia Sweeny

L’établissement passe inaperçu. Avec son grillage et son portail électrique, le bâtiment blanc, d’un étage, ne détonne pas tant dans ce quartier pavillonnaire cossu, niché aux abords de la commune de Liévin, dans le Nord. Même le député local de La France insoumise, Ugo Bernalicis, venu ce 26 avril y faire une visite parlementaire, s’y est laissé prendre. Les voisins, eux, ont repéré le bâtiment à cause des nombreuses allées et venues. Mais pour y déchiffrer l’inscription « Centre éducatif fermé » (CEF) affublé du logo du ministère de la Justice, il faut s’approcher tout près de l’entrée fermée à double tour.

Une fois passé un petit sas vitré, la partie administrative s’étire autour d’un puits de lumière centrale. Les bureaux sont encombrés de plannings exposant les activités imposées aux onze jeunes de 13 à 16 ans pris en charge dans ce centre. D’autres CEF s’occupent des 16-18 ans. À Liévin, seize éducateurs – deux la nuit – travaillent en plus du reste de l’équipe, pour un total de vingt-sept équivalents temps plein. Les jeunes placés ici bénéficient d’un encadrement renforcé.

Et pour cause : ces adolescents sont en « conflit avec la loi », pour reprendre le lexique du ministère de la justice. Ce sont soit des multiréitérants – ils ont commis plusieurs délits différents –, des multirécidivistes – ils ont commis plusieurs fois le même délit –, ou la gravité des faits reprochés a nécessité une prise en charge particulière. Trafic de stupéfiants, vol avec violence, agressions sexuelles, pyromanie… « On évite d’avoir les mêmes profils pour empêcher des phénomènes de groupe ingérables », explique Laurence Cugnet-Labroche, qui dirige cet établissement géré directement par la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), alors que la majorité des CEF sont administrés par le secteur associatif. « Le centre a une vocation nationale mais comme nous essayons de travailler avec les familles, nous priorisons le Pas-de-Calais et le Nord », précise la directrice.

Placés par un juge pour une durée maximale de six mois, renouvelable une fois, la majorité des mineurs présents ici sont soit condamnés à une peine de prison avec sursis – le placement constitue leur mise à l’épreuve –, soit placés sous contrôle judiciaire, c’est-à-dire mis en examen le temps de l’enquête. Pour ces derniers, leur placement remplace la détention provisoire, qui, en France, concerne environ 80 % des cas de mineurs incarcérés. Créés en 2002, les CEF sont ainsi présentés comme une alternative à l’incarcération. Pour autant, leur création n’a pas eu pour conséquence la baisse du nombre de mineurs derrière les barreaux. En mars 2021, 911 mineurs étaient en prison, un niveau jamais atteint depuis le début du quinquennat. D’après la PJJ, au 1er avril 2021, 805 mineurs étaient écroués. En ajoutant à ceux-là les quelque 500 placés dans les 52 CEF disséminés sur le territoire, le nombre de mineurs enfermés est plus élevé qu’auparavant. « Nous sommes parmi les pays d’Europe qui enferment le plus les mineurs, s’insurge Ugo Bernalicis, qui souhaite fermer les CEF. La promesse initiale n’a pas été tenue : on enferme plus qu’avant. Il faut travailler sur les causes – sociales, économiques, etc. – et non pas se limiter à contenir les conséquences ! »

Délinquance juvénile

Les CEF ont été imposés comme une réponse sécuritaire et répressive à l’explosion supposée de la délinquance des mineurs. Un rapport du Sénat, en 2001 – précédant l’adoption de la loi à l’origine de la création de ces centres –, alertait : « Entre 1992 et 2001, le nombre de mineurs mis en cause [par les forces de l’ordre – NDLR] a augmenté de 79 % pour atteindre 177 017 en 2001. » Or l’interprétation de ces chiffres a toujours été très contestée. « Au cours des deux dernières décennies, la délinquance juvénile est revenue au premier rang des préoccupations politiques, notait le sociologue Bruno Aubusson de Cavarlay en 2013 (1). Les orientations prises dès 1993 ont favorisé un signalement plus systématique au parquet d’affaires de moindre ou moyenne gravité, avec le souci croissant de marquer une réponse pénale d’une façon ou d’une autre. […] Les statistiques policières ont alors traduit ces orientations en une augmentation importante du nombre de mineurs mis en cause, ce qui a été souvent décrit à tort comme une explosion de la délinquance juvénile. »

© Politis

La création des centres éducatifs fermés s’inscrit pleinement dans ce débat ancien, souvent biaisé et manipulé à des fins politiques. « Le regard que la société a posé sur l’enfance depuis deux siècles oscille entre une peur de la jeunesse et une volonté de protéger ce qui demeure une promesse pour la société, explique Véronique Blanchard, historienne spécialiste de la justice des mineurs, devant la commission d’enquête sénatoriale sur la réinsertion des mineurs en 2018. Ce regard est corrélé avec la démographie : en 1918, suite au désastre démographique, la jeunesse devient une rareté qu’il faut protéger et les jeunes criminels, auparavant mis en exergue par la presse avant-guerre, disparaissent des unes. Si les adolescents n’ont que très peu changé durant l’histoire, le regard sur leurs difficultés a, quant à lui, évolué. » C’est ainsi que l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante, promulguée à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, « entend protéger efficacement les mineurs, et plus particulièrement les mineurs délinquants ».L’éducatif l’emporte sur le pur répressif. Le juge des enfants est créé. L’ordonnance de 1958 accroît son rôle et le place à cheval entre le civil et pénal, entre la protection et la répression, selon le principe de 1945 : un jeune délinquant est d’abord un enfant en danger dont l’action violente est le symptôme. Mais, depuis, ces principes sont remis en cause.

Le code de justice pénale des mineurs, voté en février 2021, qui remplace l’ordonnance de 1945 et entrera en vigueur le 30 septembre prochain, ratifie notamment la création de 20 nouveaux CEF. Avec les 52 déjà existants, ils formeront l’une des solutions de placement les plus importantes proposées par la PJJ. D’après un rapport de la Cour des comptes (2), entre 2007 et 2015, la part des CEF dans l’offre de placement a presque doublé, passant de 16,5 % à 27 %. Et ce, au détriment des placements diversifiés. Dans son rapport, la cour s’étonne d’ailleurs de ce penchant, alors que « ni les besoins en nombre de places de CEF, ni les conséquences de leur substitution aux places d’hébergement traditionnel n’ont fait l’objet d’une évaluation approfondie lors de leur création en 2002 ». La commande politique n’est pas corrélée avec une étude de terrain. La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) dénonce pour sa part une banalisation de l’enfermement des mineurs (3). « Le nombre de mineurs placés représente 4 % des jeunes suivis à la PJJ, temporise l’institution. Ceux pris en charge en CEF représentent 25 % des prises en charge en placement – donc 25 % de ces 4 % – qui sont essentiellement prononcées en alternative à l’incarcération. »

Pour Nicolas Sallée, sociologue spécialiste de la justice des mineurs, « depuis les années 2000, on estime que l’enfermement est redevenu un outil éducatif – et ce, malgré l’opposition claire des éducateurs qui refusaient déjà de retourner dans le monde carcéral ».En 2002, en parallèle de la création des CEF, celle des établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM), au sein desquels les éducateurs interviennent en collaboration avec les personnels pénitentiaires, a suscité une vive opposition des personnels, pour qui éduquer ne peut pas rimer avec enfermer.

L’antichambre de la prison ?

À Liévin, c’est derrière un second jeu de portes sécurisées qu’évoluent les jeunes. Romain, 15 ans, nous emmène dans les couloirs du lieu qui l’abrite depuis quelques mois. La direction l’a choisi pour nous accompagner mais nous ne sommes pas autorisés à lui demander les raisons de sa présence ici, et, en réalité, cela importe peu. Au regard de son bon comportement, il s’est vu confier les clés pour la visite. Il apprécie d’ouvrir et de fermer les portes. Ici, la salle d’informatique accessible sous surveillance. Là, une salle de classe qui ne peut contenir que trois élèves à la fois. Puis un atelier menuiserie pour confectionner des meubles donnés aux familles. Là, une petite salle de télévision dont l’écran est protégé par un plexiglas. L’accès à la console de jeux se fait « au mérite ». Ici, tout fonctionne à la carotte et au bâton. Le téléphone portable est interdit. La cigarette électronique aussi. Les jeunes ont droit à six clopes par jour à des heures précises. Chaque aspect de leur vie est organisé et réglementé.

Romain nous entraîne au premier étage, celui des chambres. Au milieu d’un couloir bordé de portes, une salle pour l’éducateur veilleur de nuit. Les jeunes sont répartis dans des chambres individuelles et similaires d’une dizaine de mètres carrés. Depuis peu, un nouveau prototype de fenêtres en acier a été installé, notamment pour éviter les fugues, problématique très sensible. « Ils fuguent souvent pendant le premier mois », admet la directrice. « C’est une réaction humaine : quand on cherche à vous enfermer, la première chose que vous faites, c’est de vous enfuir » rétorque Ugo Bernalicis. « On met tout en œuvre pour aller les chercher, poursuit Laurence Cugnet-Labroche. Nous sommes dans une logique d’aide contrainte, mais les éducateurs cherchent en réalité à susciter l’adhésion des jeunes, à les accrocher à l’offre éducative, car sans cette adhésion ça ne marche pas. »

Et quand ça ne marche pas, que le jeune n’adhère pas, il va en prison. « Le CEF est le symbole de la tension entre l’accompagnement et le contrôle, explique Nicolas Sallée_, son fonctionnement pose la question pour l’éducateur de son rôle d’agent de probation. »_ La CNCDH abonde : « Les éducateurs endossent, malgré eux, un rôle de contrôleur judiciaire, qui transforme inévitablement leur relation avec le mineur. » Même la sénatrice Maryse Carrère, dans son rapport sur la PJJ pour le projet de loi de finances 2021, note que « l’assimilation du placement en CEF à une peine de prison par les mineurs qui s’y trouvent et la difficulté parallèle à intégrer des dispositifs de transition et d’insertion dans un milieu fermé sont facteurs de difficultés dans les prises en charge ».

Si la durée moyenne de placement en CEF est estimée à 4,1 mois – loin des six mois officiels –, le Sénat indique que seulement 10 % des mineurs placés en CEF voient leur placement interrompu pour une incarcération. La PJJ constate que « 46 % des placements en CEF durent entre 3 et 6 mois » mais que « plus le placement en CEF est long, plus la probabilité de détention diminue dans les années qui suivent la sortie de CEF. Ainsi, plus de 2 mineurs sur 3 placés en CEF ne sont pas incarcérés trois ans plus tard. Pour les mineurs placés 3 mois ou plus, cette proportion s’élève à 3 mineurs sur 4 ». À Liévin, la directrice concède qu’environ 40 % des jeunes pris en charge ici vont en prison la première année après leur sortie. Ce qui fait dire à de nombreux chercheurs que les CEF constituent une sorte d’« antichambre de l’incarcération ».

Carcéralisation

Si, comme le note Nicolas Sallée, « n’y interviennent que des éducateurs, en l’absence des attributs qui font la violence de la prison – l’architecture, le mandat du personnel et la contention maximale », les CEF se « carcéralisent » progressivement, jusqu’à faire dire au sociologue que « la notion d’alternative à la prison est un leurre ». Pour la PJJ, « l’intérêt du centre éducatif fermé est d’éloigner le mineur d’un milieu qui peut être à l’origine de son parcours de délinquance, dans un cadre strict. Il n’est pas un lieu de détention, mais un lieu de résidence “fermé” car le jeune est obligé d’y résider sous la surveillance permanente des adultes et de respecter les conditions du placement, faute de quoi il risque l’incarcération ».

Mais la limite entre « fermeture » et « incarcération » est ténue . Comme les prisons, dont ils ont désormais tendance à singer l’architecture, les CEF sont soumis au Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Mais en plus, note Jean-Luc Rongé, président de l’association Défense des enfants international, « la loi du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance a introduit la possibilité pour le juge de placer le mineur sous écrou en centre éducatif fermé ». Dans certains cas, « le placement en CEF devient une modalité d’exécution des peines privatives de liberté » (4)… Alors que, pour d’autres, ce même placement est une alternative. Un flou dont les effets sont constatés par Nicolas Sallée sur le terrain : « Certains jeunes préfèrent les peines de prison parce qu’au moins c’est clair. D’autant que, pour la plupart, le placement en CEF ne se déduit pas de la peine, alors que pour eux ça en fait partie. » Ce glissement est aussi perceptible dans la prise en charge judiciaire des jeunes délinquants : « Beaucoup sont placés sur décision d’un juge d’instruction »,note la directrice du CEF de Liévin. Or les juges d’instruction ne sont pas les juges des enfants. Peu formés à la spécificité des mineurs, ils ne peuvent pas prendre de mesures « civiles », soit de protection de l’enfant. Ils ne sont que dans le « répressif ». « L’éducation des jeunes revient à parier sur leur éducabilité d’enfant ou d’adolescent, a rappelé aux sénateurs l’historien Mathias Gardet (5). Y renoncer revient à écarter la notion de minorité. »

(1) Bruno Aubusson de Cavarlay, « Les mineurs mis en cause selon les statistiques de police », Questions pénales, Cesdip, 2013, XXVI (2).

(2) « La Protection judiciaire de la jeunesse », 21 janvier 2015, www.ccomptes.fr

(3) « Avis sur la privation de liberté des mineurs », 27 mars 2018, www.cncdh.fr

(4) Jean-Luc Rongé, « Les CEF : entre le pénal et l’éducatif », Journal du droit des jeunes, n° 299, septembre 2010.

(5) Audition dans le cadre d’une mission d’information : « Une adolescence entre les murs : l’enfermement dans les limites de l’éducatif, du thérapeutique et du répressif », 2018.

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