« La Maladie » de Libero Bigiaretti : Un coup de vieux
Dans La Maladie, Libero Bigiaretti imagine qu’un mal mystérieux s’abat sur un jeune ambitieux sans scrupule.
dans l’hebdo N° 1653 Acheter ce numéro
Au début, La Maladie a des allures kafkaïennes. À son réveil, Gino Rovelli, la trentaine, ne se sent pas bien. « Passablement alarmé, il se regarda dans le miroir et y aperçut avec horreur une image qui ne correspondait pas à la sienne : des cernes gonflés et livides, un regard éteint, des lèvres sèches, un teint jaunâtre. » Quelle métamorphose le jeune homme est-il en train de subir ? De quel mal est-il atteint ? C’est le premier fil du récit que développe Libero Bigiaretti, écrivain italien peu connu en France, né dans la région des Marches en 1905 et décédé à Rome en 1993. La femme de Rovelli, qu’il réveille pour lui demander son avis, lâche le mot donnant un indice sûr : « On dirait… un vieux. »
Gino Rovelli est en effet en train de vieillir à toute vitesse. La dégénérescence de ses cellules est foudroyante. Il perd de ses forces d’heure en heure et tend à ressembler à un vieillard. Il va consulter un éminent professeur de médecine, qui s’irrite de ne pas avoir d’explication savante à cette énigme – une scène tout en grinçante ironie. À tel point que la sommité imagine autre chose : « Un cas semblable ne s’était jamais présenté, déclara le Professeur avec agacement, car il avait le soupçon d’avoir affaire à un simulateur ou, pis, à un malade mental qui voulait se faire passer pour quelqu’un d’autre, peut-être pour son fils. Et la pensée que ce cas nécessitait moins un diagnostic qu’une enquête policière lui traversa l’esprit. »
Une nouvelle maladie faisant son apparition, l’incapacité de la médecine à y faire face, voilà qui rappelle ce que nous vivons depuis plus d’un an. On comprend ce qui a poussé les éditions Allia à exhumer cette novella de Bigiaretti. La Maladie, publiée initialement en 1958, résonne fortement avec notre présent. Mais ce n’est pas la seule raison. Le recueil dont est extrait ce texte ne s’intitule pas Uccidi o muori (« Tuer ou mourir ») pour rien. L’apparition de la mystérieuse pathologie est étroitement liée au second fil narratif que déploie l’auteur : l’ambition sociale dévorante de Rovelli, dont l’espoir, quand s’ouvre le récit, est de devenir calife à la place du calife, c’est-à-dire de prendre la place du directeur de l’entreprise où il a fait ses débuts au plus bas échelon pour atteindre le poste de directeur adjoint. Mais, pour ce faire, il doit obtenir les faveurs du Président aux dépens de son homologue, l’autre directeur adjoint. Dans la rivalité en permanence, faiseur d’intrigues à son avantage, Rovelli, dont « on a vite fait le tour de la personnalité », est mû par l’intérêt, jusque dans le choix de sa femme – l’amour est étranger à cet homme –, élue pour être la très proche amie de la fille du Président.
De l’étrange kafkaïen, on est passé à une acerbe comédie critique d’une société modelée par le capitalisme : c’est-à-dire vouée intégralement à ce qui est représenté comme la « réussite ». Voilà qui est sans conteste toujours d’actualité ! Bien sûr, il n’est pas interdit d’établir un lien entre le mal qui ronge Rovelli et l’existence que celui-ci a choisie. Bigiaretti avait tout compris.
La Maladie, Libero Bigiaretti, traduit de l’italien par Jean-Pierre Pisetta, Allia, 72 pages, 6,50 euros.