Le délicat virage vert de la CGT
En s’emparant de la transition écologique, la CGT tente de moderniser son discours et force les écolos à rendre leur projet plus crédible aux yeux des travailleurs. Mais ce tournant ravive des dissensions internes au syndicat.
dans l’hebdo N° 1653 Acheter ce numéro
Les initiatives communes de la CGT avec Greenpeace et la vingtaine de membres de Plus jamais ça ne font pas l’unanimité en interne. Les « étonnements » et « interrogations » soulevés par ce virage écologique de la direction confédérale ont récemment laissé place à des réactions franchement hostiles de certaines composantes du syndicat. Laurent Brun, secrétaire de la CGT-Cheminots et principal opposant à Philippe Martinez, dénonce un rapprochement avec des organisations qui font du « lobbying » sans « base sociale », dans un courrier interne adressé le 19 mars au bureau confédéral, l’organe exécutif de la CGT : « La création de collectifs locaux est encore plus fourre-tout puisque nous y retrouvons des associations antinucléaires (Tchernoblaye, Halte aux nucléaires Gard, Sortir du nucléaire, etc.), Stop Linky/5G, collectifs gilets jaunes, parti occitan… », écrit-il (1).En juin 2020, il avait déjà exprimé son opposition lors d’un comité confédéral national, en réprouvant un « coup de force sur des virages politiques de la confédération » (2), lui qui est pourtant issu d’un secteur, le rail, qui doit être une pièce maîtresse de la transition.
Les critiques émanent également de la puissante fédération CGT des mines et de l’énergie, qui représente notamment les travailleurs du nucléaire et voit d’un mauvais œil que le logo de la CGT soit accolé à celui de farouches pourfendeurs de l’atome. « Nous [la CGT] ne sommes pas clairs au sujet de l’énergie et du nucléaire et je nous trouve trop timorés sur la nécessité de réindustrialiser la France », réprouve une militante chez EDF, pour qui l’initiative Plus jamais ça symbolise une rupture entre « la tête pensante » de la CGT et « la base militante ».
« Beaucoup de gens veulent faire de l’écologie. Nous, notre priorité est de sauver des emplois. Chacun assumera son bilan… », tacle de son côté le secrétaire général de la fédération du commerce et des services, Amar Lagha, un autre opposant de poids à la ligne confédérale. Ambiance.
Ces lignes de fracture sont en réalité apparues bien avant la participation de la CGT à Plus jamais ça, lors du congrès de mai 2019 (3), et elles se renforcent à l’approche de sa prochaine convocation prévue en 2022. Une frange dite « orthodoxe » de la CGT, qui pesait un tiers environ de sa base en 2019, conteste l’actuel secrétaire général, Philippe Martinez, et défend une ligne dure, promouvant notamment la grève générale, là où Martinez préconise un rapport de force localisé et progressif, pour tenir compte de l’affaiblissement de la force militante de la CGT. Ces controverses ravivées par la question écologique ne sont d’ailleurs pas sans rappeler la discorde qui met désormais le PCF de Fabien Roussel et La France insoumise dos à dos. Un siècle après la charte d’Amiens et son vœu d’indépendance, la CGT reste une caisse de résonance des tribulations du Parti communiste.
En dépit de ces remous, le verdissement de la CGT a de nombreux supporters parmi les militants de base, à un moment où toutes les organisations de la gauche, partis, syndicats et associations, opèrent chacune leur mue écologique. « À part dans des secteurs comme la métallurgie ou le nucléaire, l’écologie n’est pas un cas de conscience à la CGT », juge Richard Bloch, militant à Paris et conseiller prud’homal.
« Il n’y a pas de virage à 180 degrés de la CGT, c’est une évolution accélérée, minimise également Philippe Martinez. Il y a certes des critiques, mais aussi une vraie écoute chez nos militants qui ne sont pas indifférents aux questions environnementales, même dans l’industrie. »
Certains cadres reconnaissent également un manque de débat interne, mais pour le secrétaire général la CGT n’a rien renié de son arsenal revendicatif en participant à Plus jamais ça. La note parue le 7 mai comprend plusieurs des totems du syndicat – semaine de 32 heures, hausse du Smic, interdiction des licenciements dans les entreprises qui font des profits – aux côtés de propositions plus directement liées à la transition, comme la sécurisation des reconversions professionnelles ou la création de pôles publics de l’énergie, du transport ou de l’eau. « Ce qui fait un peu grincer des dents en interne, c’est que certains militants ne perçoivent pas assez bien l’originalité de notre démarche, qui est d’assumer nos différences [avec certaines organisations participantes] et de travailler ensemble, même si nous ne sommes pas d’accord sur tout », reconnaît Philippe Martinez.
Les vicissitudes s’expliquent aussi par le fonctionnement interne de la CGT. Ses statuts confèrent un pouvoir important aux fédérations. Un gage de démocratie qui favorise également une certaine cacophonie, dans une organisation aux 640 000 adhérents. Avec des statuts similaires, Force ouvrière préfère le plus souvent se tenir à l’écart des sujets clivants, tiraillée par trop de dissensions internes. Elle est d’ailleurs la seule organisation syndicale majeure à ne participer à aucune plateforme à visée écologique, officiellement en raison de la charte d’Amiens qui scelle son indépendance vis-à-vis des partis politiques. À l’inverse, la CFDT s’est facilité la tâche en se dotant d’une organisation centralisée et en n’hésitant pas à mettre sous tutelle des syndicats qui dévient de la ligne confédérale (4).
« Il est important que la CGT se mette en adéquation avec les sujets qui préoccupent les salariés. »
La CGT change aussi à mesure que sa base militante se transforme, à l’image du monde du travail, avec un repli du monde ouvrier au profit d’emplois de services. La crise du syndicalisme pousse la confédération à « ripoliner » son discours et son image, juge Jean-Bernard Gervais, ex-employé du service communication de la CGT, auteur d’un pamphlet à l’acide sur la vie interne du syndicat, très critique envers son secrétaire général (5). « La CGT perd du poids dans le monde du travail, elle a donc besoin d’aller sur des questions sociétales pour tenter de rebondir. Philippe Martinez va régulièrement sur des questions à contre-courant de la population cégétiste, avec des positions moins “ouvriéristes” mais plus “gauchistes” et politiques, comme la semaine de 32 heures, ou en s’affichant à Nuit debout et aux côtés de la Confédération paysanne. »
Quoi qu’il en soit, la CGT tente d’actualiser sa doctrine et milite désormais sur le terrain de l’antiracisme, de la lutte contre les violences policières, du féminisme. Elle tente de s’adresser aux cadres et aux travailleurs indépendants… « Il est très important que la CGT se mette en adéquation avec les sujets qui préoccupent les salariés, tranche Thomas Portes, ancien CGTiste cheminot aujourd’hui porte-parole de Génération·s. Il est par exemple naturel qu’elle s’engage contre la loi “Sécurité globale”, parce que ses adhérents subissent la violence policière en manifestation. Que dirions-nous si elle ne le faisait pas dans le domaine de l’écologie ? »
Pour dépasser ses contradictions internes, la CGT, avec ses partenaires de Plus jamais ça, croit en la force des symboles. Ils ont donc organisé le tapage autour de l’usine de papier recyclé Chapelle-Darblay, à Grand-Couronne (Seine-Maritime), avec les salariés qui se battent pour relancer cette papeterie unique en France, mais à l’arrêt depuis juin 2020 (6). « On fait un travail phénoménal pour que l’industrie soit perçue comme une solution plutôt qu’un problème, et les militants écologistes sont demandeurs. Ils veulent venir sur place, s’intéresser, travailler avec nous », se réjouit Mohammed Oussedik, secrétaire général de la CGT-Verre-Céramique. Idem à Grandpuits (Seine-et-Marne), où Total entend reconvertir une raffinerie et détruire 150 emplois et où la CGT, rejointe par ses nouveaux camarades de lutte, planche sur un contre-projet autour de la production d’hydrogène vert et de matériaux d’isolation de récupération. « C’est une stratégie que nous avons décidée localement et qui a sûrement fait grincer des dents à certains étages de la CGT, mais elle s’est avérée payante, applaudit Adrien Corvet, délégué CGT sur le site. Il faut bien comprendre que personne ne travaille par plaisir dans les industries polluantes. Nous le faisons pour nous éloigner de la précarité. S’il y a une alternative crédible, elle sera adoubée par les travailleurs. »
C’est au prix de ce travail en commun que Plus jamais ça entend dépasser la « coalition d’affichage », témoigne Frédéric Amiel, coordinateur des Amis de la Terre. Pas simple : « C’est une réflexion sur nous-mêmes [les militants écologistes]_, qui nous invite à ne pas uniquement dire ce qu’il faut faire, mais à réfléchir à l’impact de nos propositions. »_ Les associations écologistes doivent donc prendre à leur tour un virage social, qui n’est pas moins ardu que le virage écolo de la CGT.
Mais c’est au carrefour du mouvement écologiste et de mouvement social qu’émergera une écologie populaire, se réjouit la sociologue Irène Pereira, qui a longtemps étudié le syndicalisme : « La problématique écologique ne se pose pas de la même manière en fonction de sa position sociale, il est donc crucial qu’une écologie soit pensée et formulée par et pour les classes populaires. » Pour parvenir à l’incarner et achever de convaincre, Plus jamais ça a désormais besoin de victoires.
(1) Courrier cité par L’Opinion, 28 avril.
(2) Le Monde,29 septembre 2020.
(3) L’aile gauche de la CGT, comme les fédérations de la chimie et du commerce militaient pour un retour à la Fédération syndicale mondiale, internationale réputée stalinienne.
(4) La CFDT a choisi de son côté de participer au « pacte du pouvoir de vivre », articulé notamment autour de la Fondation pour la nature et l’homme de Nicolas Hulot.
(5) Au royaume de la CGT, la résistible ascension de Philippe Martinez, Michalon.
(6) Notre reportage à lire dans Politis n° 1624 du 21 octobre 2020.