« L’économie s’enferme dans l’extraction de rente pour satisfaire les actionnaires »
Alors qu’elles ont bénéficié d’aides publiques sans contreparties, les entreprises du CAC 40 ont versé de généreux dividendes. Une impasse dénoncée par Olivier Petitjean et Maxime Combes, de l’Observatoire des multinationales.
dans l’hebdo N° 1655 Acheter ce numéro
La primauté donnée aux actionnaires, en cette année de pandémie, par les entreprises du CAC 40 dévoile la vraie mesure de la financiarisation de l’économie, devenue « intenable », soulignent les auteurs du rapport « Allô Bercy ? ». Ils entendent amplifier leur travail de dénonciation, avec le renfort d’un « arc de forces » syndicales, politiques, etc. aussi large que possible, pour faire de la conditionnalité des aides aux entreprises un sujet central des prochaines échéances électorales.
Qu’avez-vous appris en menant votre enquête sur les entreprises du CAC 40 durant cette année si particulière ?
Olivier Petitjean : Cette pandémie a été révélatrice. Nous avons assisté à l’accélération d’une spirale infernale : les entreprises ont réussi à obtenir qu’aucune condition ne leur soit imposée en contrepartie des aides extrêmement importantes qu’elles percevaient, parfois sans besoin réel. C’est un tour de force et une victoire des actionnaires, qui parviennent à afficher encore plus clairement le caractère sacro-saint des dividendes. Ce qui était déjà central sort en réalité renforcé par la crise.
Maxime Combes : Le plus frappant, pour moi, c’est la capacité qu’ont eue les pouvoirs publics à revoir complètement leurs pratiques, en débloquant des aides massives au secteur privé alors qu’ils étaient auparavant bloqués dans une perspective de rigueur budgétaire. Investir 155 milliards, selon les chiffres de l’Union européenne, pour aider les entreprises en France, c’était doter les pouvoirs publics d’une capacité d’intervention considérable et historiquement incroyable. L’État s’est donc doté d’une arme d’intervention extrêmement puissante et a immédiatement décidé de ne pas s’en servir pour organiser une économie décarbonée, moins inégalitaire, etc.
Bercy a-t-il répondu à votre appel ?
M. C. : À part quelques députés au début de notre travail, c’est morne plaine. Le ministère de l’Économie estime qu’il n’y a pas de problème, que les dispositions qu’il a prises permettent d’endiguer toute mauvaise utilisation des deniers publics. C’est une tendance que l’on observe depuis trente ans. Les aides aux entreprises sont passées d’une cinquantaine de milliards en 2005 à 150 milliards juste avant la pandémie. Cela pose une question très importante : sommes-nous en train de transformer profondément l’État-providence, qui a été bâti pour garantir une protection à chacun face aux risques sociaux ? Basculons-nous vers un État qui, à moyens constants, préfère réaffecter ses dépenses pour garantir les risques inhérents à l’activité économique ? Autrement dit, nous assistons à un détournement massif et incontrôlé des ressources publiques pour satisfaire des intérêts particuliers.
Nous assistons à un détournement massif des ressources publiques pour satisfaire des intérêts particuliers.
Le deuxième bénéficiaire de ces dividendes, derrière le gestionnaire d’actifs BlackRock, est l’État. Comment l’expliquer ? Est-ce un juste « retour sur investissement » pour l’État actionnaire ?
O. P. : C’est un constat que l’on fait depuis quelques années, qui n’a rien à voir avec un « bon retour sur investissement ». C’est plutôt un symptôme du laisser-faire de l’État vis-à-vis des anciennes entreprises publiques dont il est resté actionnaire. Par sa conduite, il normalise le versement massif d’un sacro-saint dividende.
Vous révélez que les entreprises du CAC 40 ont distribué à leurs actionnaires une somme représentant 137 % de leur profit cumulé. Comment l’expliquer ?
M. C. : C’est un chiffre majeur qui traduit un phénomène incroyable. Il y a toujours eu des entreprises dans le CAC 40 qui versaient des dividendes supérieurs à leurs profits, mais ce phénomène se généralise cette année à l’ensemble du CAC 40. Voilà le vrai « quoi qu’il en coûte » : le CAC 40 garantit de manière intangible la rémunération des actionnaires. Tout le reste est secondaire. Il n’y a pas un seul économiste au monde qui puisse sérieusement affirmer qu’il est sain économiquement de verser près de 140 % des profits aux actionnaires. D’un strict point de vue économique, nous sommes dans une situation absolument intenable. C’est toute l’économie nationale qui est enfermée dans une logique d’extraction de rente pour satisfaire la rémunération des actionnaires plutôt que tout autre objectif d’intérêt général.
Que pensez-vous de l’argument selon lequel une baisse du dividende risquerait d’entraîner une dégringolade boursière de ces entreprises, qui les exposerait à des rachats non désirés (OPA) ?
M. C. : Nous parlons ici de très grands groupes. Parmi eux, très peu sont véritablement soumis à des logiques d’OPA hostiles. Au contraire, ce sont eux, à l’exemple de Veolia, qui organisent des opérations boursières.
Il faudrait commencer par faire en sorte que les investissements publics aillent là où c’est vraiment utile.
Comment une entreprise pourrait-elle attirer des investisseurs si elle ne les rémunérait pas, en supprimant leur dividende ?
M. C. : Les multinationales dont nous parlons n’ont pas besoin de nouveaux actionnaires et d’investissement en capital. Après s’être effondrées, les Bourses sont dans une perspective florissante. Les entreprises n’ont donc -globalement aucun besoin de sécuriser leurs actionnaires, hormis peut-être Total, qui affiche de lourdes pertes. Quand les multi-nationales ont besoin d’argent frais pour se refinancer ou investir, elles vont sur les marchés financiers et empruntent sous la forme d’obligations ou auprès des banques centrales, d’où l’argent coule à flots. Le dividende ne répond donc pas à un problème de financement, mais à une logique de financiarisation extrêmement nocive à moyen terme.
O. P. : Cette année, les vrais investissements ont été les investissements publics, qui ne sont pas rémunérés. Il faudrait commencer par faire en sorte qu’ils aillent là où c’est vraiment utile.
Quelles suites souhaitez-vous donner à la campagne « Allô Bercy ? »?
O. P. : Ce que nous publions provient de données publiquement disponibles, même s’il faut savoir les déchiffrer. Nous aimerions maintenant aller regarder sous la surface pour creuser davantage le détail des aides reçues et ce qu’elles ont financé. On imagine un processus similaire aux « audits citoyens de la dette », pour mobiliser toutes les forces, parlementaires, syndicales, associatives, et dresser un tableau clair des aides distribuées et ce à quoi elles ont pu servir.
Le contexte électoral est potentiellement opportun pour amener un vrai changement. Il faut que nous soyons capables de réunir ces forces pour obliger le gouvernement et les différentes forces politiques à s’emparer du sujet.
M. C. : Notre travail a suscité un intérêt auprès d’un arc de forces politiques, syndicales, associatives bien plus large qu’habituellement. Nous souhaitons nous appuyer sur ce large soutien pour poursuivre ce travail et contribuer à un axe stratégique autour de cette question de la conditionnalité des aides aux entreprises.
Sous la forme d’une plateforme de -mobilisation ?
M. C. : Nous n’avons pas vocation à organiser la mobilisation. Nous mettons à disposition des données et nous pouvons éventuellement ouvrir un cadre qui permette à toutes ces forces de s’emparer plus précisément de la question et de déboucher sur des propositions fortes et assumées en prélude aux élections. L’échelon régional est pertinent pour le faire et nous allons essayer de travailler avec des partenaires européens sur le plan de relance qui va entrer prochainement dans sa phase opérationnelle, en regardant les conditions mises sur la table. « Allô Bercy ? », ce n’est pas fini.
- Respectivement journaliste et économiste pour l’Observatoire des multinationales, auteur du rapport « Allô Bercy ? » (sur multinationales.org) et partenaire de ce dossier.