Leïla Shahid : « En annulant les élections, Abbas a raté une occasion historique »
Le président de l’Autorité palestinienne a créé une forte déception dans une population en attente de renouveau démocratique, estime Leïla Shahid.
dans l’hebdo N° 1652 Acheter ce numéro
En annonçant le report sine die des élections législatives palestiniennes, prévues pour le 22 mai, le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, a cédé au refus israélien de permettre l’organisation d’un scrutin indépendant à Jérusalem-Est. Pour Leïla Shahid, il prive une génération d’une mobilisation démocratique qui aurait pu déboucher sur un renouveau. L’ancienne déléguée générale de Palestine en France analyse les effets prévisibles de cette décision et trace des pistes d’avenir pour la Palestine. La parole d’une femme libre.
Comment interpréter la décision d’annuler une fois encore une élection qui n’a pas eu lieu depuis 2006 ?
Leïla Shahid : Mahmoud Abbas a raté une occasion historique. Et je pense que ça restera dans l’histoire comme sa plus grande erreur. Pourquoi ? Parce que, contrairement à ce qu’on pouvait penser, et à ce que je pensais moi-même, les sondages ont montré que les jeunes étaient très mobilisés par ces élections. L’image de l’Autorité palestinienne est pourtant très abîmée. Or, à ma grande surprise, deux sondages, dont l’un du Palestinian Center for Policy and Survey Research, et l’autre du Jerusalem Media and Communication Center, en mars et avril, ont montré que 93 % des Palestiniens se sont inscrits sur les listes électorales. Il y avait donc une vraie mobilisation, surtout des jeunes. J’adore quand la réalité nous surprend. Et pourtant, aucune institution ni aucun parti n’est populaire. Seuls les prisonniers ont la réputation d’être « les meilleurs d’entre nous ».
Barghouti, l’incorruptible
Dans une passionnante histoire de l’enfermement en Palestine, l’anthropologue Stéphanie Latte Abdallah brosse un portrait politique de celui que l’on surnomme souvent le « Mandela palestinien », Marwan Barghouti, qui fut l’un des principaux dirigeants de la deuxième Intifada (à partir d’octobre 2000). Arrêté en 2002 et condamné à la prison à vie, il jouit d’une grande popularité et d’une légitimité qu’il tient de la première Intifada, en 1987, lorsqu’il choisit d’être un combattant de l’intérieur quand la direction de l’OLP était en exil. « Il fut l’officier de liaison, écrit Stéphanie Latte Abdallah, entre les dirigeants de l’OLP et le Fatah de l’intérieur. » Il est aujourd’hui « reconnu comme une figure consensuelle qui s’inscrit dans [l’] héritage politique » d’Arafat. Très présent dans la vie politique palestinienne, il s’est forgé depuis sa prison « une stature de résistant […] et de personne intègre », exerçant ce que l’anthropologue appelle une « citoyenneté carcérale ». Il s’est fait, écrit encore l’auteure, « le chantre de la démocratisation du Fatah », militant pour une ouverture à la jeune génération et aux femmes. Barghouti est devenu le symbole d’un peuple dont 40 % des hommes sont passés par les prisons israéliennes depuis 1967. Ce qui fait de l’enfermement une donnée sociologique majeure de la société palestinienne sans cesse nourrie politiquement par le rapport entre le « dedans » et le « dehors ». Comme en témoignent les quelque 350 entretiens réalisés par Stéphanie Latte Abdallah dans son livre-enquête. z D. S.
La Toile carcérale. Une histoire de l’enfermement en Palestine, Stéphanie Latte Abdallah, Bayard, 496 pages, 31,90 euros.
C’était une occasion rêvée de répondre à une véritable attente, alors que la relation entre Abbas et les jeunes est catastrophique. C’était aussi une occasion de s’affranchir des accords d’Oslo (ratifiés en 1993), car c’est Oslo qui fait obligation à 6 000 Palestiniens résidents de Jérusalem-Est de voter dans des bureaux de poste israéliens, alors que 190 000 autres votent à l’extérieur de la ville, dans des centres qui dépendent de la commission électorale. Or Oslo est une négociation qui est morte depuis de nombreuses années, au moins depuis que Benyamin Netanyahou est arrivé au pouvoir. Je ne vois donc pas pourquoi nous devrions nous y référer alors que toutes les règles d’Oslo ont été détruites par Israël. Abbas aurait pu dire : « Puisque les Israéliens ne veulent pas nous répondre sur la possibilité de voter dans des bureaux de vote indépendants, eh bien, on va organiser le scrutin avec nos propres moyens. » Il fallait innover, comme les Palestiniens l’ont souvent fait au cours de leur histoire. On pouvait créer un fait accompli. S’il avait eu ce courage, je suis certaine qu’on aurait eu avec nous Joe Biden et l’Union européenne. Qui aurait osé lui dire : « Tu n’as pas le droit d’organiser des élections à Jérusalem-Est ? » alors que tous ces pays considèrent qu’il s’agit d’un territoire palestinien occupé. Et, surtout, Abbas aurait réunifié toutes les composantes de la société palestinienne, parce qu’il s’agit de Jérusalem et que c’était un acte de droit et de dignité.
Mais pourquoi ce renoncement ? L’obstruction israélienne est-elle la seule -raison ?
Il y a un problème de personnalité. À la grande différence de Yasser Arafat, Abbas manque d’audace. Il a autour de lui des opportunistes. Et lui-même est obnubilé par sa légitimité aux yeux des Américains, des Israéliens, des Européens, plus qu’aux yeux de son peuple. Évidemment, si le vote avait lieu, Abbas n’aurait pas la majorité absolue. Mais personne ne l’aurait. Pas même le Hamas, qui a perdu de ses soutiens, y compris à Gaza, où il a montré dans l’exercice du pouvoir qu’il était lui aussi corrompu – il n’avait gagné en 2006 que dans un mouvement de rejet du Fatah. Il aurait donc fallu négocier des alliances. Bien sûr, il ne peut y avoir de vraie démocratie sous occupation, mais si on veut peser sur la situation, il faut s’appuyer sur la société. Et c’était l’occasion. Abbas a raté le coche.
C’est peut-être d’autant plus dommage que le contexte est en train de changer. On aperçoit même quelques signes encourageants, comme la décision de la Cour pénale internationale (CPI) de se saisir des crimes de guerre commis par Israël dans les Territoires palestiniens. Comme la qualification d’apartheid par des ONG incontestables comme B’Tselem, Amnesty International et Human Rights Watch. Et surtout, avec l’arrivée de Biden, qui a aussitôt rétabli l’aide américaine aux réfugiés palestiniens et annoncé l’ouverture d’une représentation américaine à Jérusalem-Est. Ce qui peut être interprété comme une sorte de désaveu de la décision de Trump de transférer l’ambassade américaine à Jérusalem-Ouest.
Oui, mais au titre des changements, il faut ajouter la crise en Israël qui n’a jamais été aussi grave. Jamais la situation de l’espace politique israélien n’a été autant déstabilisée. Netanyahou a introduit au sein de la Knesset des partis politiques racistes et fascistes qu’Israël avait autrefois interdits. Ce sont ces mouvements qui sont responsables des ratonnades aux cris de « mort aux Arabes » que l’on a vues à Jérusalem la semaine dernière. Et il n’arrive pas à former un gouvernement après quatre élections législatives en deux ans. Nous sommes dans un moment charnière. Trump n’est plus là et Biden, qui a d’autres priorités, hésite encore à s’engager dans le dossier israélo-palestinien. Mais, pour qu’il s’engage, il faut qu’il trouve des raisons intérieures à la Palestine. Un nouveau rapport de force. C’est d’ailleurs le cas pour l’opinion internationale. On dit que la presse internationale ne s’intéresse plus à la question palestinienne. La raison principale est qu’il y a une actualité très chargée, y compris au Moyen-Orient. Mais pour que l’on s’intéresse à nous, il faut que nous soyons intéressants. Une élection qui aurait renversé la table en nous affranchissant pacifiquement d’Oslo aurait été une formidable occasion.
Au-delà même des élections, quelle perspective offrir aux jeunes Palestiniens ? La solution à deux États semble bien morte, ruinée par la colonisation, mais on parle de plus en plus d’une reconfiguration du conflit autour de la revendication d’une même citoyenneté de toutes les populations, du Jourdain à la Méditerranée. Que doit-on en penser ?
C’est vrai, la solution à deux États est morte. Cela fait vingt-huit ans que l’on nous parle du processus d’Oslo, qui a échoué. La question se pose autrement.
Tout au long de leur histoire, les Palestiniens ont été pétris de politique. Ils ont aujourd’hui une expérience très pragmatique de la politique, non idéologique, ni marxiste, ni islamiste, ni rien de tout ça. Ils veulent des transformations réelles dans leur vie économique, sociale et politique. Pour eux, le débat sur un État ou deux États n’a plus de sens. Ça n’intéresse pas la plupart des gens. Ils veulent la fin de l’occupation militaire et des droits égaux à ceux des juifs israéliens. Mais la forme que prendra la pratique de nos droits en tant que citoyens est secondaire. Je peux imaginer nos droits dans un État, dans deux États, ou même dans une confédération. Au-delà de ces formes étatiques, le temps est venu de reconstituer l’unité du peuple et de ses composantes. N’oublions pas qu’« intifada » veut dire « relever le défi », « relever la tête », « reprendre le dessus ». Il ne s’agit pas toujours de lancer des pierres ou d’actes de violence.
Il faut faire preuve de créativité et d’inventivité, et élargir notre horizon. On aurait pu, par exemple, décider que les réfugiés hors de Palestine soient appelés à voter. Pourquoi les réfugiés des camps n’auraient-ils pas ce droit ? Et pourquoi les 6 millions de Palestiniens en diaspora n’auraient-ils pas, eux aussi, le droit de voter ? Le vote aurait pu être organisé dans les ambassades de Palestine. C’était là aussi s’affranchir d’Oslo. L’un des aspects les plus dramatiques d’Oslo est d’avoir divisé les Palestiniens entre les réfugiés et les habitants des Territoires. Il nous faut un renouveau du mouvement national palestinien, qui doit venir de conditions objectives. Il faut des idées nouvelles qui s’appuient aussi sur la créativité de la diaspora. Or le régime de l’Autorité palestinienne est devenu répressif, corrompu et sans imagination. Nous avons des acquis dans le droit international. C’est le cas, dernièrement encore, avec la décision de la CPI de juger les crimes de guerre d’Israël. Ces acquis constituent un patrimoine dormant. Mais qui restera dormant si, derrière, il n’y a pas un mouvement de résistance, d’imagination et de solidarité internationale.
Justement, l’une des composantes importantes du combat des Palestiniens est la solidarité internationale. Le mouvement Boycott-désinvestissement-sanctions (BDS) est l’un des instruments de cette solidarité. Or la France se montre particulièrement répressive contre ce mouvement. Ce qui est d’autant moins justifiable face à une situation d’apartheid qui a été littéralement officialisée par la loi de juillet 2018 sur l’État-nation du peuple juif. Une loi dont l’article 2 accorde un droit à l’autodétermination au seul peuple juif. Ce qui justifierait partout ailleurs une mobilisation de la communauté internationale semblable à celle qui a fait plier l’Afrique du Sud d’avant Mandela. Or ce n’est pas le cas.
Je suis scandalisée. Le seul endroit où BDS est traîné devant les tribunaux, c’est la France, ce au titre de la circulaire de Michèle Alliot-Marie (1). Celle-ci avait même osé dire que c’était un appel au boycott « des produits casher ». Ce qui constituait une scandaleuse manipulation de l’information. Les fake news ne datent pas d’aujourd’hui. BDS est une forme d’action légitime non violente. La France a même été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme, qui a jugé que BDS s’inscrivait dans le cadre des libertés d’expression. La solidarité internationale compte énormément dans le rapport de force entre nous et Israël.
(1) La circulaire dite « Alliot-Marie », de février 2010, incite à poursuivre les personnes appelant au boycott de produits israéliens.
Leïla Shahid Ancienne déléguée générale de Palestine en France, de 1993 à 2005, puis ambassadrice auprès de l’Union européenne de 2005 à 2015. Elle se consacre aujourd’hui à l’Institut des études palestiniennes.