Mai 1981 : Le triomphe partagé des luttes

Dans les mémoires, le 10 mai 1981 est une date marquante pour les espoirs qu’elle a soulevés. Des militant·es de l’époque racontent leurs souvenirs et leurs attentes.

Roni Gocer  • 5 mai 2021 abonné·es
Mai 1981 : Le triomphe partagé des luttes
© STAFF/AFP

Si l’on se fie aux images d’archives, le soir du 10 mai 1981 ressemble à un joyeux bordel. Des fêtard·es à vélo serpentent Toulouse rose au poing, d’autres à la Bastille, à Paris, dansent sous la lune, alors que des feux d’artifice démarrent à Lille et à Épinal. Dans la foule, une mosaïque de slogans, de drapeaux et de sourires colore l’élection de François Mitterrand. Bien au-delà des embrassades du PS, rue de Solférino, des militant·es venant d’horizons très divers accueillent la victoire socialiste comme l’espoir d’un changement profond. À Millau, dans le Larzac, elle résonne comme la fin heureuse d’une décennie de lutte contre le projet d’extension d’un camp militaire sur des terres agricoles. Dans la pointe du Finistère, on célèbre dans l’euphorie la mort du projet de centrale nucléaire de Plogoff, après six années d’opposition. L’espoir d’une révolution des mentalités et d’un changement d’attitude de l’État gagne aussi les mouvements féministes et homosexuels ou ceux de défense des réfugié·es, qui n’ont cessé de croître au fil des années 1970. Ces combats s’étaient entremêlés durant la campagne de 1981 au profit de Mitterrand, faisant du 10 mai 1981 un événement plus large qu’un triomphe personnel.

Marie-Jo Bonnet

Historienne du féminisme

Le soir du 10 mai 1981, je suis allée célébrer la victoire de Mitterrand à la Bastille. J’avais 31 ans et je venais de publier chez Denoël-Gonthier ma thèse d’histoire, Les Relations amoureuses entre les femmes du XVIe au XXe siècle. Nous sortions d’une décennie extrêmement créative, riche et rebelle : les années 1970 avaient été un moment de libération collective des femmes et de prise de parole très important, avec la fondation en 1970 du Mouvement de libération des femmes (MLF), suivie un an plus tard par celle du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) et des Gouines rouges. Il y avait une remise en question du pouvoir mâle, des modèles et du principe d’autorité masculine, qui n’avaient pas été suffisamment abordés en mai 1968.

L’arrivée de Mitterrand au pouvoir a suscité un grand espoir. « C’est le changement », répétait-on. Un changement inauguré par une grande « marche nationale pour les droits et les libertés des homosexuels et des lesbiennes », organisée à Paris le 4 avril 1981. Mais j’ai vite déchanté, car le changement a pris rapidement la forme d’une récupération et d’une normalisation des mouvements féministes qui avaient ébranlé les bases de la société patriarcale dans le monde. Avec la victoire de 1981 commence une sorte de féminisme d’État qui nous a fait passer d’une dynamique de libération collective à une politique d’égalité des droits. Ce n’est pas pareil. Par exemple, la communauté des femmes, composée de groupes non mixtes, pluriels, très diversifiés et d’un extraordinaire dynamisme, est passée au second plan des préoccupations au profit de ce qu’on a appelé dans l’université les « rapports sociaux de sexe ». Il y a eu aussi une vague de mariages chez nos camarades socialistes, pour se légitimer.

Avec du recul, le 10 mai 1981 a été pour beaucoup d’entre nous une sorte de goulet d’étranglement. L’institutionnalisation du féminisme commence et étouffe la vitalité de la réflexion collective. Les utopies s’estompent alors que se profile en arrière-plan l’arrivée du néolibéralisme. Pour moi, ça a été le début d’un long tunnel. En tant qu’historienne travaillant sur des sujets pionniers comme l’amour entre femmes et l’art des femmes, j’ai été marginalisée dans le milieu universitaire, et la victoire de François Mitterrand n’y a rien changé.

Christian Roqueirol

Paysan et militant dans le Larzac

J’ai été si heureux, le 10 mai 1981 ! Dans les rues de Millau, il y avait une liesse populaire, des cris de joie, des pétards, quelques drapeaux rouges, c’était une explosion festive. Nous savions que François Mitterrand comptait mettre fin au projet d’extension du camp militaire du Larzac avec celui de la centrale de Plogoff ; je suis persuadé que ces deux engagements ont beaucoup joué dans sa campagne. En face, Giscard ne bougeait pas d’un pouce sur sa position, il continuait de soutenir les militaires. Nous étions usés. S’il gagnait, nous étions à court d’idées pour continuer la lutte. À l’époque, j’étais arrivé comme objecteur de conscience, et j’ai pu rester sur place comme paysan jusqu’à aujourd’hui.

Si Mitterrand a respecté sa promesse concernant le Larzac, il m’a déçu en revenant sur son engagement de créer des offices fonciers ruraux [administrés par des conseils composés de représentants des communes rurales], qui auraient permis une gestion collective des terres agricoles. Ça aurait été un acte fort contre l’accaparement des terres et l’artificialisation des sols (1), des problèmes par rapport auxquels il n’a finalement pas fait grand-chose.

(1) À la différence des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural, les offices fonciers ruraux ne peuvent pas rétrocéder les biens qu’ils obtiennent. Les terres agricoles acquises sont louées ou concédées à long terme, mais restent un bien public.

Jean Moalic

Président de l’association Plogoff, mémoire d’une lutte

Le matin du 10 mai 1981, nous étions dos au mur. L’enquête d’utilité publique pour la construction d’une centrale nucléaire à Plogoff venait de se conclure, le processus administratif allait se poursuivre. Par défaut, on décide de miser sur François Mitterrand. Nous avions déjà des relais au PS et j’avais participé à plusieurs réunions avec eux. Des proches du candidat, comme Paul Quilès ou Haroun Tazieff, avaient fait part de leur soutien. Finalement, c’est Mitterrand lui-même qui prend position pour nous, au cours d’un meeting à Brest [le 9 avril 1981], en lançant que « Plogoff ne figure ni ne figurera » dans son programme nucléaire. À partir de là, nous avons franchement milité pour lui ; entre les deux tours, nous avons mis le paquet dans la région. Quand il a été élu, forcément, il y a eu une grande joie. À Plogoff, les gens chantaient un pastiche du Déserteur de Boris Vian qui nous servait d’hymne : « Monsieur le Président / Plogoff vous fait une lettre… Refusez le nucléaire / Refusez la mort lente / Ne prenez pas la pente / Qui mène au cimetière… ». Le gouvernement annonce que c’est fini, le ministre de la Mer, Louis Le Pensec, le confirme le 28 mai. C’était l’aboutissement de sept ans de lutte. Mais je n’étais pas euphorique, j’attendais d’être certain de l’abandon du projet. D’ailleurs, le comité de défense de Plogoff ne s’est dissous qu’en décembre 1981, avec l’annulation du décret d’utilité publique. Par la suite, j’ai été déçu par Mitterrand. En dehors de Plogoff, il n’a rien fait contre la construction des centrales nucléaires de Golfech, dans le Tarn-et-Garonne, et de Chooz B, dans les Ardennes. Finalement, Mitterrand y enverra les gardes mobiles sur les manifestants. Comme Giscard, il continuera de développer le nucléaire.

Gaston Debard

Ancien président de la Cimade à Lille

Le 10 mai 1981, je suivais la soirée électorale depuis le Cameroun, où j’habitais. J’avais 36 ans et j’attendais le résultat devant une radio dans le jardin, avec ma femme et une poignée de ressortissant·es soutenant le candidat socialiste. Peut-être trois ou quatre familles, pas plus. Moi, j’avais fait le choix de ne voter que pour un·e candidat·e de gauche. Donc j’ai voté blanc. Je ne faisais pas confiance à Mitterrand, il y avait des éléments troubles dans son passé qui me le rendaient insupportable, comme son passé en Algérie en tant que ministre.

Ma joie ce jour-là n’était due qu’à la défaite de Giscard, pas à la victoire de Mitterrand. Pourtant, assez vite au début de son mandat, j’ai revu mon jugement. J’étais investi depuis plusieurs années dans une association de soutien aux travailleur·ses étranger·ères et il a pris plusieurs décisions que nous avons beaucoup appréciées. Dès le 11 août 1981, le gouvernement adopte une circulaire qui assouplit les conditions d’obtention d’un titre de séjour. Dans les mois qui suivent, près de 130 000 étranger·ères en situation irrégulière bénéficient d’une régularisation. Il y a eu une volonté de lutter contre les marchands de sommeil et les derniers bidonvilles qui restaient, les foyers de travailleurs migrants. Surtout, nos rapports avec les préfectures se sont nettement améliorés. Il y a eu un changement de mentalité dans l’administration.

Jean Stern

Ancien journaliste au magazine Gai Pied

Le 10 mai 1981, j’étais dans un motel à Miami avec des Français, quelques Polonais et des trafiquants de cocaïne. À l’époque, je préparais une série de reportages en Amérique centrale pour le journal Gai Pied. J’avais quitté la France de Giscard en octobre 1980, sans me douter que François Mitterrand pourrait être élu. Ce fut une surprise totale ! Avec les Français sur place, on a fêté ça au champagne, pendant que les Polonais à nos côtés craignaient que la France ne devienne communiste.

Quand je suis rentré quelques jours plus tard à Paris, c’était l’effervescence dans le petit milieu gay militant ; le journal avait organisé une fête au Cirque d’hiver pour marquer le coup. Nous célébrions la dépénalisation de l’homosexualité, qui figurait parmi les 110 propositions du candidat socialiste. Défendue par Robert Badinter, l’abolition de la majorité sexuelle à 18 ans pour les relations homosexuelles a été un vrai changement dans le vécu quotidien des gays (1). Avant cela, j’avais connu beaucoup de personnes qui avaient été harcelées, arrêtées et humiliées par des flics à cause de cette loi. Je ne sais pas si Mitterrand s’intéressait tant que ça aux droits des homosexuels, mais son ministre de la Justice était à la hauteur. Malgré ces victoires, le mouvement militant s’essoufflait. Le Front homosexuel d’action révolutionnaire avait disparu et les Groupes de libération homosexuelle étaient en plein déclin. Et quelques années plus tard, le septennat de Mitterrand sera marqué par l’apparition du sida.

(1) L’alinéa 2 de l’article 331 du code pénal est aboli, fixant ainsi la majorité sexuelle à 15 ans pour tou·tes sans discrimination.