Rose-Marie Lagrave, « migrante de classe »
Se méfiant, en bonne « bourdieusienne », des autobiographies, la sociologue a attendu la retraite pour faire de son propre parcours son objet de recherche. Celui d’une intellectuelle féministe issue de la pauvreté rurale.
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C’est encore une petite fille. Elle a à peine 10 ans. Uniquement préoccupée de « se tenir bien à table ». Invitée par son instituteur, elle déjeune dans un petit restaurant du centre de Caen, chef-lieu du Calvados encore en pleine reconstruction, dix ans après les bombardements du débarquement de 1944. Tendue, presque transie par les circonstances, il s’agit surtout de faire « bonne figure ». Son stress devrait pourtant être ailleurs, puisqu’elle passe ce jour-là l’examen d’entrée en sixième, déjà certaine, ou presque, d’être reçue, comme une part encore réduite des gamines de son âge, au certificat d’études primaires (CEP).
La fillette, toutefois, ne mesure pas pleinement l’enjeu de cette journée, dont dépend son avenir. Car, si elle échoue à l’examen, ce sera l’arrêt subit de sa scolarité, et sans doute l’entrée à l’usine ou le retour « au cul des vaches », comme la plupart de ses copines de classe de son village normand. Si elle réussit, elle poursuivra ses études, sera interne dans le « lycée de jeunes filles » de la grande ville. Mais, ce jour-là, elle se concentre sur sa tenue à table – comme le lui ont appris avec rigueur ses parents – devant M. Morvan. C’est la première fois de sa vie qu’elle va au restaurant.
Rose-Marie va réussir son examen, l’une des toutes premières de son école et unique élève présentée cette année-là par l’instituteur du village. Elle devient interne au lycée -Pasteur de Caen, qui accueille essentiellement les filles des familles de notables de la ville. La discipline y est stricte. Encore plus pour les internes, souvent issues des classes les plus défavorisées. Née en 1944, Rose-Marie est la onzième enfant d’une fratrie de treize, dont deux sont décédés en bas âge. Sa mère est « travailleuse au foyer » ; son père, d’abord employé de bureau, est bientôt invalide, atteint de tuberculose. Son seul frère, l’aîné, est autiste. C’est donc un univers très pauvre, principalement féminin, qui est celui de son enfance et de son adolescence, familial comme scolaire en cette époque de non-mixité de l’enseignement. Très catholique aussi. Le père a suivi le petit puis le grand séminaire. Doté d’une éducation rigoureuse qui lui fait réprimander sévèrement la moindre faute de français de ses enfants, il a finalement renoncé à la prêtrise pour devenir employé de bureau – avant de tomber malade. « Une ascension sociale arrêtée court », à cause de la tuberculose mais aussi de la guerre et de l’exode. La mère, qui s’occupa jadis des enfants d’une famille de la grande bourgeoisie parisienne dont elle a acquis les « belles manières », s’attache à « tenir son rang pour dissimuler l’indigence », autant à la maison qu’à l’extérieur, en allant à la messe toujours endimanchée.
Directrice d’études émérite à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Rose-Marie Lagrave publie aujourd’hui un livre (1) extrêmement touchant mais aussi rigoureux qui, écrit par une sociologue formée par Pierre Bourdieu (avec qui elle a travaillé des années durant et dont elle se réclame fièrement), ne saurait être qualifié d’autobiographie. Ni même d’autoanalyse. Se retournant sur son parcours, elle en fait « l’objet » de son « enquête de sociologie ». « L’examen d’un processus », d’un village rural à Paris, de l’école primaire à l’EHESS, en tâchant d’éviter autant que faire se peut les écueils forcément biaisés de l’autobiographie, type de « livre à brûler » selon Bourdieu (2). L’examen d’une « trajectoire sexuée », celle d’une « transfuge de classe », devenue au fil des années 1960 et 1970 « féministe ». Car son parcours déjoue toutes les statistiques sociologiques, « les lois d’airain de la reproduction sociale ». Elle bénéficia pour cela de certains « alliés d’ascension », de M. Morvan, l’instituteur, à la famille bourgeoise parisienne dont sa mère avait été l’employée et qui l’aida, ainsi que d’autres de ses sœurs, à trouver chambres de bonne ou petits boulots lorsqu’elle rejoignit Paris pour étudier « en Sorbonne ».
Dire « je »
Rose-Marie Lagrave a bien sûr lu, ou relu, les livres d’autres transfuges de classe, plus souvent issus du monde ouvrier urbain, comme Didier Eribon, Édouard Louis, Yvette Delsaut, Gérard Noiriel ou Richard Hoggart, ou du milieu des petits commerçants, Michel Winock et surtout Annie Ernaux, qu’un de ses proches collègues sociologues, « bourdieusien » lui aussi, Gérard Mauger, a présentée en « ethnologue organique de la migration de classe ». Avec un parcours assez proche de celui de l’écrivaine, la sociologue souligne néanmoins les différences de position et de démarche avec celle qu’elle considère toutefois comme une « complice en littérature » ou, mieux, une « référence constante, telle une compagne bienveillante et exigeante regardant par-dessus [son] épaule ». « Alors que nous appartenons à la même classe d’âge et avons été socialisées dans le contexte de l’après-Seconde Guerre mondiale, nous avons eu à faire le chemin inverse : elle, écrivaine, a dû dépersonnaliser son écriture ; moi, sociologue, je dois parvenir à dire “je”. » Et Rose-Marie de prévenir : « Toute la difficulté sera […] de tenir constamment la distance : je n’écrirai pas “elle”, mais pour la première fois “je”. »
Une autre différence de taille est que, contrairement à Annie Ernaux, à Didier Eribon ou à Édouard Louis, qui tous ont souffert du parler et des goûts de leurs parents, elle n’a jamais éprouvé de honte sociale ni un sentiment de « trahison de classe » par rapport à sa famille, à qui elle continue de rendre visite en Basse-Normandie très régulièrement tout au long de ses études puis de sa vie professionnelle. Elle ne rejette donc pas cette famille aimée, mais réagit plutôt dans sa vie d’intellectuelle à Paris en « oblate », selon un terme d’origine religieuse catholique repris par Pierre Bourdieu. Le terme, étymologiquement, signifie « celui qui se voue à ». Mais pour la sociologie bourdieusienne concernant les « transfuges de classe », il exprime, comme l’explique Rose-Marie Lagrave, la façon dont ces derniers « ont tendance à surinvestir l’institution qui les a accueillis, car ils ont toujours l’impression d’avoir une dette envers elle ». Et d’ajouter, reprenant ici un mot de son maître : « C’est là où “la sociologie fait du bien”, car elle permet de comprendre que les processus sont bien structurels et non individuels – ce qui m’a sans doute évité ce sentiment de “trahison de classe”. »
Si « la sociologie [lui a] fait du bien », c’est qu’elle lui a aussi permis de comprendre ce qu’elle devait aux politiques sociales de l’État–providence mises en œuvre dès la -Libération, ô combien dénigrées, attaquées, voire combattues ouvertement aujourd’hui par les dominants et leurs « héritiers ». Qui n’ont plus, pour nombre d’entre eux, aucune honte à affirmer leur position de domination et à refuser toute -possibilité de partage avec les plus défavorisés. La sociologue est convaincue que son parcours eût été aujourd’hui, vu le démantèlement déjà bien engagé de ces politiques inscrites dans le programme du Conseil national de la Résistance, « sinon impossible, du moins extrêmement plus difficile ». Alors qu’elle est issue, dit-elle, « d’une famille de droite », avec une éducation catholique rigoriste mais où la politique est quasi absente, elle va « se politiser peu à peu ».
Sa première prise de conscience advient avec la lecture des journaux, après celle de Camus, durant la guerre d’Algérie, qu’elle perçoit immédiatement comme « injuste », « ignoble ». Puis, à Paris, à la Sorbonne, où elle côtoie les étudiants en sociologie souvent déjà très engagés, elle se joint spontanément aux manifestations des années 1960. « Et puis, souligne-t-elle, il y avait les fachos de la fac de droit d’Assas en face ! » Rose-Marie met cependant du temps à discerner les enjeux de son engagement naissant. Elle reste d’abord en retrait, trop impressionnée par certains orateurs brillants, « en -admiration totale », par exemple, devant « les althussériens » de l’École normale supérieure, ou lors de quelques réunions du groupe Socialisme ou barbarie où elle se rend, discrète, silencieuse, au mitan des années 1960… Elle n’adhérera jamais à aucune formation politique. Si, avant d’entonner L’Internationale, les discours des militants du Parti communiste français peuvent la faire vibrer, elle se sent spontanément plus proche des positions du Parti socialiste unifié (PSU), qui conjuguent féminisme, autogestion et anticolonialisme. Sans doute cette dernière sensibilité l’influence-t-elle dans son choix de s’inscrire en maîtrise de sociologie de l’Afrique noire, sous la direction de Georges Balandier, voie dans laquelle elle ne poursuivra pas. En 1969, elle obtient sa licence, tout comme deux de ses sœurs (en anglais et en histoire de l’art), et elles trois reçoivent – enfin –, grande fierté personnelle, des félicitations écrites de leur père…
On n’échappe pas souvent à son destin – ou à ses origines. Titulaire de la maîtrise, désormais mariée (avec un ancien objecteur de conscience à la guerre d’Algérie, de tendance libertaire, militant de l’Action civique non-violente) et déjà mère de deux enfants, Rose-Marie cherche un professeur, et surtout un sujet de doctorat. Sa situation maritale et de mère l’empêche de partir sur un « terrain » lointain, alors qu’elle souhaitait au départ travailler sur les femmes algériennes au lendemain de l’indépendance. Par un hasard sans doute pas entièrement fortuit, elle finit par devenir doctorante en sociologie rurale. Son sujet, « le village dans la littérature contemporaine », lui permet d’élever ses enfants en même temps. Son directeur de thèse, Placide Rambaud, est l’un des principaux sociologues de la ruralité, au sein de la fameuse sixième section de l’École pratique des hautes études, qui devient l’EHESS en 1975. Où elle fait donc une « entrée par la petite porte »… pour finir directrice d’études, jusqu’à son départ à la retraite en 2012.
Après de nombreuses années consacrées à la sociologie rurale, notamment des agricultrices, Rose-Marie Lagrave s’intéresse à l’extinction du « socialisme réel » en Europe centrale et orientale, mais surtout cofonde, en 2004, le master « Genre, politique et sexualités ». Ce qui la range bien entendu, pour les tenants de la réaction sexiste ou laïcarde, parmi les partisans de l’hypothétique « théorie du genre », si ce n’est de l’« islamo-gauchisme » !
Réunions non mixtes
Car, évidemment, c’est à partir de Mai 68 que bien des choses vont être bousculées. Après les « événements », où les manifs sont aussi nombreuses que les réunions, les femmes s’aperçoivent assez vite qu’elles ont du mal à prendre la parole en public, sont sans cesse interrompues par les hommes, entre arguments théoriques et voix qui « portent » davantage. Alors qu’elle partage un temps une expérience communautaire (libertaire) en banlieue parisienne avec plusieurs couples et enfants, elle et ses amies restent toujours assignées aux tâches domestiques. Avec le MLF, ces femmes engagées comprennent qu’il leur faut se réunir entre elles, dans des réunions non mixtes, où elles pourront enfin se parler, échanger sur leurs propres problèmes, ne plus craindre surtout de s’exprimer en public, ne plus craindre les arguments d’autorité, et apprendre à débattre, à argumenter. En somme, créer des « lieux de réassurance », où elles peuvent aborder des sujets qu’elles n’osent jamais aborder ailleurs, en particulier face aux hommes. Même devant « leurs » hommes.
Par-dessus tout, elles prennent conscience qu’elles ne sont pas seules, chacune, à vivre leurs problèmes. Et que, comme la sociologie permet de le comprendre, il s’agit bien de questions structurelles, et non individuelles. Qui ne sont pas le fait de « leurs » hommes, ces individualités à leurs côtés.
Cette expérience, pour Rose-Marie, fait clairement écho aux attaques (teintées de racisme) contre l’Unef aujourd’hui, dont les adhérents racisés ont affirmé haut et fort avoir besoin d’un espace à eux pour échanger sur leurs propres problématiques, pour aborder les questions qui les concernent au premier chef et que les non-racisés n’imaginent souvent même pas. Car, souligne la sociologue, « on doit leur laisser la parole ! C’est à eux d’avoir la parole sur ces sujets ! » La sociologie demeure bien actuelle et utile. Tel un « sport de combat », comme disait Pierre Bourdieu.
(1) Se ressaisir. Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe, Rose-Marie Lagrave, La Découverte, 438 pages, 22 euros.
(2) Cf. Homo academicus, Pierre Bourdieu, Minuit, 1984.