SNCF : de l’art d’organiser sa propre sous-traitance

Les agents de Transkeo, une filiale de la SNCF, seront en grève ce 20 mai pour dénoncer la pression managériale et une chasse aux coûts qui dégrade leurs conditions de travail.

Erwan Manac'h  • 19 mai 2021 abonnés
SNCF : de l’art d’organiser sa propre sous-traitance
© Florent Vannier/Hans Lucas/AFP

Le T11 est un petit « tram-train » sillonnant la Seine-Saint-Denis à vive allure, exploité par un sous-traitant invisible dans l’indémêlable galaxie des entreprises ferroviaires. Mais il fait figure de laboratoire de l’évolution des métiers du ferroviaire, organisée par la SNCF elle-même, à l’heure où l’ouverture à la concurrence doit s’accélérer partout sur le territoire.

Au moment d’ouvrir cette petite ligne de 10 kilomètres reliant Le Bourget à Épinay-sur-Seine, en 2017, la SNCF – encore détentrice du monopole ferroviaire sur l’Île-de-France – fait le choix de la sous-traitance. Elle espère ainsi se débarrasser d’un nid à problèmes que peut représenter cette ligne nouvelle, après avoir essuyé les nombreuses revendications des conducteurs du tram T4, quelques kilomètres plus à l’Est, qu’elle avait embauchés sur une grille de rémunération inférieure à celle des cheminots des grandes lignes. Des économies de l’ordre de 15 % sont espérées sur les « coûts salariaux », grâce au recours à la sous-traitance. La SNCF crée donc de toutes pièces une filiale de droit privé, dont elle partage les parts avec une autre de ses filiales, l’entreprise spécialisée dans le transport urbain Keolis (1).

Le maître mot de ce nouveau modèle d’exploitation, dès les premières embauches chez Transkeo, est la polyvalence. Les conducteurs sont « agents de conduite-relation clients » et sont postés à la vente de tickets une partie du temps. Les contrôleurs doivent faire de l’information. Et les superviseurs conduisent des trams-trains, informent les voyageurs et gèrent en partie des moyens humains et matériels. « C’est un modèle propre à Keolis, qui permet de combler les trous lorsqu’il y a des absents. La SNCF le teste pour pouvoir le reproduire dans ses futures filiales », juge un superviseur sous couvert de l’anonymat.

Selon le directeur de Transilien, interrogé en 2017 par Le Parisien, la « polycompétence » est un remède contre la monotonie du métier, laquelle peut entraîner de dangereuses baisses de concentration sur une ligne traversée en à peine 15 minutes, sur laquelle les conducteurs sont obligés de multiplier les allers-retours. Elle est néanmoins à double tranchant, signale le cabinet de santé au travail Apteis, dans une expertise remise au syndicat SUD Rail en 2017 : les superviseurs « sont placés dans une position complexe, requérant beaucoup de flexibilité, des compétences multiples et un engagement subjectif fort ». Le cabinet d’experts y voit un risque pour la santé des salariés, dans un contexte de cadence de travail élevée qui les expose à des « injonctions contradictoires » et à une « qualité empêchée » dans leur travail, un des facteurs bien connus du burn-out.

Le modèle déployé par Transkeo est aussi celui d’une chasse aux coûts, avec des effectifs maintenus au plus serré et longtemps largement insuffisants. Les salaires d’embauche sont plus élevés qu’au statut de cheminot, qui est globalement faible sans les primes, mais les salariés de Transkeo n’ont pas les à-côtés propres au statut (système de santé, aides au logement, etc.) et l’évolution salariale -avantageuse des cheminots. La formation est aussi accélérée (2), ce qui a pu engendrer, selon les syndicats de cheminots, une augmentation des « événements de sécurité », comme des feux de signalisation grillés ou des excès de vitesse, impliquant des nouveaux -conducteurs.

En guise de baptême du feu, Transkeo a débuté à l’été 2017 par une grève d’un jour, un mois après l’ouverture de la ligne, et une mobilisation des nouvelles recrues pour une amélioration de leurs conditions de travail. La direction a alors offert des compensations financières, a petit à petit augmenté les effectifs et réduit les cadences. Mais ces évolutions n’ont pas permis d’apaiser durablement le climat social. La plupart des conducteurs quittent l’entreprise après avoir effectué les trois années dues en contrepartie de la formation reçue, pour chercher de meilleures conditions de travail ailleurs.

Guérilla syndicale

Depuis la nomination par Keolis d’un nouveau directeur, en 2018, le climat s’est même progressivement dégradé. Décrit comme colériqueet autoritaire, peu porté sur le dialogue, « hautain et impulsif », le manager s’est mis à dos une large partie de l’équipe, d’après le témoignage des salariés, qui requièrent d’ailleurs tous l’anonymat par crainte des représailles. « Les agents n’en peuvent plus de ce climat », souffle un salarié. « Ils sont révoltés », abonde un autre. Un préavis de grève a été déposé, ce jeudi 20 mai, sur la base de nombreux litiges, comme des pauses impossibles à prendre à cause du sous-effectif, des compensations financières qui disparaissent ou l’absence de perspective d’évolution interne. Les agents se plaignent également de changements constants dans leurs plannings, qui perturbent leur vie privée. « Les changements ne s’arrêteront pas », a sèchement éludé la direction dans sa réponse aux représentants du personnel, d’après le compte rendu que Politis a pu consulter. « Les personnes contre le changement ont la possibilité de changer d’entreprise », tacle même le directeur.

Depuis que le préavis a été déposé, plusieurs salariés se plaignent de tentatives de pressions sur celles et ceux qui espéraient une mutation vers les futures lignes T12 et T13, que Transkeo doit exploiter l’an prochain. Une déléguée du personnel a également déposé une main courante après avoir été prise à partie par le directeur du site, le 22 avril, à la suite de la diffusion d’un tract intersyndical. Contactées, les directions de Transkeo, de Keolis et de la SNCF n’ont pas souhaité s’exprimer.

Les déboires de la ligne T11 ne sont pourtant pas un épiphénomène. Ils s’inscrivent dans une guérilla syndicale qui devrait débuter, ligne par ligne, contre la privatisation du rail. « La SNCF se sert de ses filiales pour -affaiblir les conditions de travail des cheminots qui y travaillent, ce n’est pas acceptable, dénonce Pierre-Olivier Bonfiglio, secrétaire général de la CGT Cheminots à Drancy, qui soutient l’intersyndicale CGT-SUD de Transkeo. Le transport ferroviaire est un service public qui doit se faire en sécurité et en qualité. »

Sud Rail vient de marquer un point en faisant condamner la SNCF, le 28 janvier, sur la base d’une clause inscrite au contrat qu’elle a signé avec la région Île-de-France, qui lui imposait de « lutter contre toute forme de dumping social ». Le tribunal d’instance de Bobigny a estimé que « la SNCF a manqué à son obligation » en n’alignant pas les salariés de Transkeo sur les conditions du statut de cheminot. Ce jugement sera toutefois compliqué à faire appliquer, car le contrat liant la SNCF et la région vient d’être renégocié et il est désormais tenu secret malgré les demandes des syndicats de cheminots. Cet épisode souligne néanmoins l’importance des prochaines échéances électorales, en démontrant que les régions, autorités organisatrices du transport, ont le pouvoir d’imposer des clauses sociales pour endiguer le dumping social dans le domaine ferroviaire.

L’exemple de Transkeo illustre aussi la stratégie imprimée par la SNCF d’anticiper la libéralisation du rail en organisant sa propre concurrence et en créant ses propres sous–traitants. En région Paca, où les premiers lots de lignes régionales doivent basculer à la concurrence en juin 2025, l’entreprise publique a ainsi fait le choix d’envoyer une filiale privée pour répondre aux appels d’offres, dont le résultat est attendu au lendemain des élections régionales.

Cette tendance confirme l’inquiétude des cheminots : tous les agents des lignes ouvertes à la concurrence devront changer d’employeur et perdront par la même occasion leurs conditions de travail et de salaire. « Nous le voyons dans le transport urbain : malgré une bonne convention collective, chaque fois que le contrat bascule d’une entreprise à l’autre à la suite d’un appel d’offres, cela entraîne une perte de droits et de rémunération. C’est très déstabilisant pour les cheminots », souligne Thierry Marty, ancien administrateur salarié de la SNCF et syndicaliste chez Unsa Ferroviaire.

La libéralisation va également s’accélérer dans les Hauts-de-France, à l’horizon 2026. La région a annoncé, fin mars, la mise en concurrence d’un lot représentant 80 % des TER de Picardie. « C’est un des plus gros morceaux qui existent et il est compliqué à exploiter, car les TER doivent s’insérer dans le flux extrêmement dense des Transiliens qui desservent la gare du Nord à Paris », s’inquiète Thierry Marty. Les régions Grand Est et les Pays de la Loire ont également manifesté une volonté d’aller vite. À compter de décembre 2023, la procédure d’appel d’offres deviendra obligatoire pour toutes les lignes régionales et Intercités de France.

(1) Transkeo est détenu à 49 % par la SNCF et à 51 % par Keolis, lui-même détenu à 70 % par la SNCF et à 30 % par la Caisse de dépôt et placement du Québec.

(2) Six semaines pour les conducteurs, contre quatre mois pour leurs homologues du tramway T4 et un an pour les grandes lignes SNCF.

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