Souleymane Bachir Diagne : Éloge de la traduction

Souleymane Bachir Diagne propose une réflexion fascinante sur les identités multiples et les passages qui forment l’existence.

Pauline Guedj  • 12 mai 2021 abonné·es
Souleymane Bachir Diagne : Éloge de la traduction
Pour Souleymane Bachir Diagne, « penser de langue à langue, c’est se décentrer ».
© John MACDOUGALL/AFP

Le 30 avril, le philosophe Souleymane Bachir Diagne participait à une conférence lors du festival québécois Metropolis Bleu. Face à son interlocutrice, l’enseignante-chercheuse Delphine Abadie, il revenait sur les questions d’identité et sur son rejet de l’essentialisme. « Les identités sont multiples, rappelait-il, autant de possibilités à l’intérieur de ma perspective générale, qui est celle d’un Africain. » Reprenant à son compte la notion de racines, il ajoutait : « J’ai poussé des racines aussi bien au Sénégal qu’en France et à New York. L’humain est un rhizome qui est en mesure de pousser des racines partout où il rencontre une terre bienveillante, fertile, où il se sent chez lui. »

Chez Souleymane Bachir Diagne, l’expérience porteuse d’espoir est alors celle du cosmopolite, celui qui développe « une identité de passage », passage d’un lieu à un autre, d’un continent au suivant, mais aussi d’une langue à l’autre. « Penser de langue à langue, c’est se décentrer, explique-t-il. C’est pouvoir regarder sa propre langue depuis une autre. C’est regarder le lieu où l’on se trouve depuis un autre lieu. » Une logique du décentrement qu’il a comparée ailleurs à un processus de traduction et que son œuvre philosophique n’a cessé d’explorer.

Dans son dernier livre, Le Fagot de ma mémoire, -Souleymane Bachir Diagne joue pour la première fois le jeu de l’introspection, composant un texte autobiographique dans lequel il utilise sa propre trajectoire comme un laboratoire des principes de traduction et de décentrement qu’il chérit. Enfant des indépendances, l’auteur y présente les différentes étapes de sa carrière en divisant son récit autour des lieux où il a vécu.

Souleymane Bachir Diagne est né au Sénégal, à Saint-Louis, une ville qu’il décrit comme plurielle, faite d’empreintes africaines, françaises, anglaises et arabes. Puis il s’installe à Ziguinchor, avant de rejoindre Dakar, où sa vie se déploie entre le lycée, avec camarades français et sénégalais, et son quartier de la Sicap, où se mêlent locaux, Cap-Verdiens et Vietnamiennes, mariées à des soldats de l’armée française. Puis le futur philosophe se rend à Paris, où il est élève à Louis-le-Grand, étudiant de Derrida et d’Althusser à l’École normale supérieure et adepte du Palace, où il danse avec, sous le bras, Métaphysique de l’amour, métaphysique de la mort, de Schopenhauer. Viennent ensuite le retour à Dakar, pour vingt ans, dans les murs de l’université Cheikh-Anta-Diop, et les États-Unis, Chicago puis New York, où Bachir Diagne vit aujourd’hui, et où il a retrouvé dans le quartier de Harlem, qui borde l’université de Columbia, des communautés sénégalaises et des magasins aux noms évocateurs de Touba et Thiès.

À chaque étape de son parcours, Bachir Diagne insiste sur la pluralité des rencontres et des espaces qu’il traverse. Récit d’une série de passages, le texte est aussi celui d’une accumulation des expériences qui élargissent en même temps qu’elles précisent le regard. Les déplacements du philo-sophe ont informé sa pensée, de la logique algébrique explorée dans sa thèse jusqu’à son analyse de la philosophie en islam et des études postcoloniales.

Les langues qui l’ont accompagné ont, quant à elles, étendu son horizon intellectuel et ses capacités d’expression. Pour lui, il y a les langues qu’il parle depuis l’enfance, le wolof, le français ; celles qu’il a oubliées, le diola, le créole ; celle qu’il a adoptée sur le tard, l’anglais, un idiome dans lequel il peut dorénavant « penser, écrire des essais, jouer sur les mots ou rêver ». Mais, à côté de celles-ci, l’auteur est aussi un expert de la langue de la philosophie, qu’il manie avec aisance depuis des décennies. Or, avec Le Fagot de la mémoire, c’est à une nouvelle expérience de traduction linguistique qu’il nous invite. Passant du concept au je, de la philosophie à la littérature, il y mêle de manière admirable l’évocation d’un destin collectif et l’exploration d’une trajectoire singulière.

Le Fagot de ma mémoire, Souleymane Bachir Diagne, éditions Philippe Rey, 160 pages, 16 euros.

Littérature
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