Une jeunesse palestinienne vent debout

Face aux agressions répétées de l’État d’Israël, la nouvelle génération cherche d’autres modes de résistance que ceux des partis traditionnels.

Laurent Perpigna Iban  • 19 mai 2021
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Une jeunesse palestinienne vent debout
Des Arabes israéliens de la ville « mixte » de Lod portent, le 11 mai, le cercueil de Musa Hassune, tué la veille dans des affrontements avec des jeunes extrémistes juifs.
© Eyad Tawil / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP

Cela a été un tournant aussi rapide que spectaculaire : ces deux dernières années, en Israël, la question palestinienne n’a cessé de perdre sa centralité. Mais ignorer un conflit ne le résout pas, et c’est un rappel cinglant que la jeunesse palestinienne vient d’adresser au monde entier. Car cette explosion de colère que l’on peine encore à nommer porte l’empreinte d’une nouvelle génération, lassée de reproduire des schémas traditionnels de résistance restés depuis trop longtemps sans succès.

Cette jeunesse ne manque pas d’obstacles : fragmentée entre Jérusalem, la Cisjordanie, Israël et Gaza, elle se heurte à des réalités bien distinctes et à des divisions politiques qui compliquent inexorablement toute convergence. Néanmoins, ces dernières semaines, l’envie d’écrire unitairement un autre futur semble bel et bien émerger dans les rangs de ces milliers de jeunes qui mettent directement en échec la stratégie de morcellement orchestrée par Israël et entretenue par une partie non négligeable des dirigeants palestiniens.

Détonateur

« Un différend immobilier ». Voilà probablement comment les livres d’histoire israéliens reprendront le point de départ de cette explosion de colère. C’est du moins en ces termes que le ministère israélien des Affaires étrangères définissait, le 7 mai, les crispations croissantes autour de Cheikh Jarrah. Situé à Jérusalem-Est, ce quartier, comme d’autres, est le théâtre d’une dépossession palestinienne continue. Un nettoyage ethnique qui ne dit pas son nom, où Israël s’arroge le droit d’expulser des familles afin de satisfaire des enjeux -démographiques, politiques ou militaires. Mais c’est oublier que le contexte à Jérusalem était déjà, avant cela, brûlant. Notamment depuis que, le 22 avril, des hordes d’ultra-nationalistes juifs, décomplexés par les années Netanyahou (1), défilaient dans les rues de la ville sainte en hurlant « mort aux Arabes », occasionnant par ailleurs 120 blessés. Parallèlement, les restrictions d’accès à la très symbolique porte de Damas imposées en plein ramadan n’allaient pas tarder à voler en éclats : après treize nuits consécutives de mobilisation, la police israélienne retirait les clôtures de séparation, sous la pression de la jeunesse palestinienne. Un véritable tournant. Car, depuis, il flotte dans l’air un parfum de victoire presque inédit.

À Cheikh Jarrah également, la résistance s’organise. Les images des rassemblements devant les maisons des familles menacées d’expulsion, minutieusement collectées, font le tour du monde. L’arrivée du député -suprémaciste juif Itamar Ben Gvir, protégé dans ses provocations par la police puis par l’armée, va mettre le feu aux poudres. Les nuits sont agitées, les arrestations côté palestinien nombreuses, filmées et partagées sur les réseaux sociaux. La lutte contre l’injustice comme porte-drapeau.

Inès Abdel Razek, Franco-Palestinienne et directrice du plaidoyer pour le PalestineInstitute for Public Diplomacy, explique : « La barrière de la peur est tombée. Il y a chez ces jeunes Jérusalémites une colère, une frustration et un désespoir qui sont latents. Des injustices vécues depuis trop longtemps de manière contenue, aussi. Ils sont nés et ont grandi dans un État qui les considère comme une menace sécuritaire et démographique, et dans un système où ils ne sont pas reconnus comme des citoyens de plein droit. »

Les restrictions arbitraires et la violente répression menée par l’armée israélienne sur la très sensible esplanade des Mosquées allument les dernières mèches, liant questions territoriales et religieuses. S., un jeune commerçant installé dans la névralgique rue Al-Wad, au cœur de la vieille ville, enrage : « En tant que Palestiniens, nous n’avons presque plus de lieux de vie à nous. Tout est sous surveillance. Je suis chez moi ici, et pourtant, plus les années passent, moins j’ai l’impression de l’être. »

« La grande majorité des Palestiniens considèrent que la Nakba (2) se poursuit, puisque les lois, les politiques et les pratiques sont mises en œuvre pour mettre les Palestiniens dehors, reprend Inès Abdel Razek. Ce qu’il se passe à Cheikh Jarrah parle à n’importe quelle famille palestinienne et touche à l’identité collective de Jérusalem. »

Alors que les Palestiniens de Jérusalem font face à une quasi-absence de représentation politique (3), cette mobilisation sonne-t-elle l’avènement d’une nouvelle dynamique ? « Ils se sentent abandonnés, évidemment, tranche Nour Odeh, analyste palestinienne. Il faut dire que les possibilités pour les factions palestiniennes d’être actives sont très limitées. Les jeunes sont conscients du danger de confronter leur existence dans cette ville avec leur identité nationale palestinienne. Ils s’organisent au-delà des partis traditionnels ; cela ne veut pas dire que, parmi eux, personne n’est affilié, mais je crois qu’aujourd’hui ils se situent au-delà. »

Éruption

Quand un déluge de feu et de sang s’abat sur la bande de Gaza après la riposte du Hamas, la Cisjordanie elle aussi s’embrase. Et la jeunesse des Territoires occupés est vent debout. À Ramallah, Bethléem, Naplouse ou encore Jénine, ils sont des milliers à prendre les rues. Le très stratégique check-point de Qalandia – qui sépare Ramallah de Jérusalem – devient un des points de convergence où les jeunes Palestiniens affrontent les soldats de Tsahal. « Ils sont mobilisés autour de la cause nationale, bien sûr, comment pourrait-il en être autrement ? L’occupation est présente chaque jour de leur vie, ce n’est pas une réalité à laquelle ils peuvent échapper. Et s’ils essaient de vivre normalement, les check-points qu’ils doivent traverser pour joindre deux villes de Cisjordanie sont là pour la leur rappeler », poursuit Nour Odeh.

« Évidemment, notre quotidien, c’est la survie, explique M., un jeune Palestinien habitant le camp de réfugiés d’Aida à Bethléem. Quel avenir avons-nous ? Nous résistons comme nous le pouvons, mais la seule chose que l’on voit réellement évoluer autour de nous, ce sont les colonies… »

La Cisjordanie, elle aussi, est sous tension. Alors que l’annexion pure et simple des -Territoires occupés s’est convertie en un enjeu électoral de premier ordre en Israël, la fin de cycle d’une Autorité palestinienne agonisante est sur toutes les lèvres. Dernier exemple en date, le report des premières élections depuis quinze ans, annoncé par Mahmoud Abbas aux derniers jours du mois d’avril. « La jeunesse palestinienne a grandi sous un régime hérité des accords d’Oslo, avec comme horizon le projet de construction d’un État palestinien qui ne s’est jamais concrétisé. Tout ce que ces jeunes voient, c’est une fragmentation, une isolation, et une répression en constante augmentation. L’Autorité palestinienne est devenue une bureaucratie sans autorité. Il y a une vraie volonté de changement et d’avoir un leadership qui serait gage d’un autre avenir », poursuit Inès Abdel Razek.

En attendant, les Palestiniens de Cisjordanie ne cachent pas leur colère, pris en étau entre une invivable double répression, palestinienne et israélienne : ainsi, le 10 mai, à Jénine, les forces de police de l’Autorité palestinienne dispersaient violemment une manifestation de soutien à Cheikh Jarrah. Nouvelle preuve, s’il en était besoin, d’une profonde crise de représentativité.

Incendie

L’onde de choc a également atteint de nombreuses villes dites « mixtes » situées en Israël, où les « Palestiniens de 1948 » – descendants de familles restées sur leurs terres après la Nakba, environ 20 % de la population israélienne (4) – ont également pris les rues. « Le virage à droite d’Israël et le racisme croissant contre les -Palestiniens ont définitivement joué un rôle dans cette explosion de colère. La politique israélienne ressemble à un incendie : cela se propage vite et, une fois qu’il est lancé, il est très difficile de le stopper », –analyse Nour Odeh. Les manifestations tournent à l’affrontement avec les forces de sécurité israéliennes ou avec des groupes ultranationalistes. Comme le 10 mai, quand Moussa Hassouneh, un Palestinien de Lod, est tombé sous les balles lors d’un face-à-face avec un groupe juif armé.

Si les Palestiniens de 1948 bénéficient de plus de droits que les Jérusalémites – ils ont le droit de vote et sont représentés par 12 députés sur les 120 que compte la Knesset –, le vote, en juillet 2018, d’une loi constitutionnelle consacrant Israël comme le « foyer national du peuple juif » est venue saborder définitivement tout espoir d’égalité, comme l’explique S., habitant de Jaffa : « Nous sommes des sous-citoyens. Ici aussi des Palestiniens sont contraints de quitter leurs logements (5)_. Notre vie se résume à une assimilation de force : changer les enseignes de nos commerces en hébreu, apprendre la langue, se faire discret, tout en gardant à l’esprit que nous sommes indésirables. »_

« Ce sont des villes où les Palestiniens ont vécu des années de ségrégation, explique Inès Abdel Razek. Ce sont des lieux où il y a beaucoup d’armes, de trafics, de violence, et où les communautés elles-mêmes n’en peuvent plus. Une des principales demandes des partis palestiniens se présentant à la Knesset était d’investir dans ces lieux socialement et économiquement à l’abandon, dont Israël a limité l’expansion territoriale. Israël veut présenter cela comme des problèmes ethniques ou une guerre civile, alors que cela reste un problème colonial qui n’a jamais disparu. »

Fin de cycle

Les manifestations des réfugiés palestiniens en Jordanie et au Liban sont venues compléter un tableau déjà bien garni. Et si, pour l’heure, les habitants de la bande de Gaza n’ont d’autre choix que de compter leurs morts, personne n’ignore leur capacité de mobilisation – ce fut le cas de manière spectaculaire lors des « grandes marches du retour ».

Il règne sur l’ensemble du territoire une atmosphère de fin de cycle. Celle de Benyamin Netanyahou, qui n’hésite pas à attiser les braises afin de retarder un départ devenu inéluctable, mais aussi et surtout celle de -l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas, qui rechigne à mener toute offensive contre Israël, de peur de perdre son emprise. « Il y a un régime de la peur qui est instauré par Israël, puissance occupante et coloniale qui réprime, arrête, et divise ; mais aussi par -l’Autorité palestinienne en Cisjordanie et par le Hamas à Gaza, devenus des factions autoritaires, qui dissuadent et émettent des pressions sur ceux qui seraient tentés par des dissensions », commente Inès Abdel Razek.

Alors que la nouvelle génération palestinienne semble s’élever contre les barrières intérieures et extérieures en s’inspirant des luttes de l’époque – notamment le mouvement Black Lives Matter –, s’oriente-t-on vers une recomposition du rapport de force ? « En tout cas, la jeunesse palestinienne, quel que soit son contexte géographique ou politique, est debout et s’organise. Les Palestiniens des territoires, de Gaza, d’Israël, les réfugiés et la diaspora sont connectés grâce aux réseaux sociaux. Il est beaucoup trop tôt pour dire si cela va mener à quelque chose, mais c’est un signal d’alarme pour les acteurs politiques traditionnels palestiniens, qui sont laissés sur la touche », estime Nour Odeh.

Le mot de la fin sera pour Inès Abdel Razek : « Les jeunes aspirent aujourd’hui à une mobilisation concrète et unifiée de tous les Palestiniens pour leurs droits et leur liberté, loin des discours grandiloquents des dirigeants au pouvoir, détachés de la réalité. Malgré tous ces obstacles, il y a une vraie volonté d’être ensemble sans pour autant pouvoir l’être. »

(1) Benyamin Netanyahou est Premier ministre d’Israël depuis mars 2009, après un premier mandat entre 1996 et 1999.

(2) La Nakba, « la Catastrophe » en arabe, désigne l’exode forcé de 700 000 Palestiniens lors de la création de l’État d’Israël en 1948.

(3) Bien que Jérusalem-Est ait été annexée par Israël, ses habitants arabes ne sont pas citoyens israéliens.

(4) Soit 1,89 million, sur une population israélienne totale de 9 millions.

(5) En raison d’une gentrification galopante, les habitants arabes de la ville sont régulièrement poussés hors de leurs résidences. Au mois d’avril, la société publique de logement Amidar prévoyait de nouvelles expulsions de Palestiniens.

Monde
Temps de lecture : 11 minutes
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