À Bure, « des villages seront à rayer de la carte »
Opposant de longue date à Cigéo, Jean-Pierre Simon relate trois décennies de combat et détaille les dégâts sociaux et environnementaux occasionnés sur le territoire.
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Quand on lui demande s’il veut bien être pris en photo, Jean-Pierre Simon joue le jeu et pose fièrement : regard bienveillant derrière ses lunettes, sourire en coin, tête droite et mains sur les hanches. Agriculteur à Cirfontaines-en-Ornois (Haute-Marne), il fait partie des opposants de longue date au projet Cigéo. Né sur ce territoire à la limite du département de la Meuse, il a vite repris la ferme familiale – même s’il aurait préféré « prendre le temps de barouder un peu ». D’abord producteur de lait, il a dû se diversifier avec les céréales il y a une dizaine d’années, pour faire face à la dégringolade des prix. Engagé, il l’est d’abord dans le monde agricole, mais l’industrie du nucléaire a frappé à sa porte. Il l’avait déjà touchée du doigt lors de son service national, en suivant une formation d’officier « nucléaire, biologique et chimique », et en avait alors été convaincu : le nucléaire et son monde sont à l’opposé de sa philosophie de vie.
Comment êtes-vous arrivé dans la lutte antinucléaire ?
Jean-Pierre Simon : Dans les années 1990, le sujet tournait déjà autour de l’emprise des terres, car les compagnies pétrolières et minières sont venues quadriller le territoire pour examiner le sous-sol. La cohabitation n’était déjà pas simple, même si ces sociétés arrosaient financièrement les paysans pour les mettre de leur côté : on voyait les dégâts sur les cultures. À son arrivée, l’Andra (1) ne parlait que de géologie, pas de nucléaire. Nous pensions tous, moi compris, qu’elle faisait juste des recherches dans les sous-sols : les paysans ne s’inquiétaient pas de l’emprise de surface. Mais, en 1995, elle a mentionné l’idée d’enfouissement des déchets nucléaires, et ce n’est pas passé ! J’ai rejoint la grande famille de la lutte à ce moment-là, notamment en organisant le festival « anti dech’nuc » dans les champs de ma commune.
Ensuite, l’Andra a dégainé l’idée du laboratoire de recherche et a convaincu beaucoup d’élus locaux. La communication était : « On va chercher, mais on n’enfouira pas ! » Sauf que la deuxième partie de la phrase n’était écrite nulle part. L’Andra a posé ses valises en achetant une ferme champêtre de 100 -hectares… pour n’en utiliser que 20. Il y a eu des compensations financières et tout le monde a pensé que cela s’arrêtait là en termes d’impact foncier. En 2000, la construction du laboratoire a commencé.
Quel système l’Andra a-t-elle mis en place pour s’approprier les terres ?
Pendant sept ans, ses équipes ont surtout construit l’infrastructure du laboratoire. En 2007 et 2010, elles ont mis en place le processus d’acquisition foncière à l’amiable, grâce à une convention tripartite avec les Safer (2) de Lorraine et de Champagne-Ardenne. Ce que j’ai toujours reproché à cette initiative (et encore aujourd’hui parce que cette convention demeure active), c’est qu’il n’y a pas de limite de volume par rapport à la capacité globale du projet. Même à Notre-Dame-des-Landes, on savait au mètre carré près si telle parcelle était dans l’emprise du projet ou pas. Pour les grands projets nationaux, les dispositifs autoroutiers, etc., ça se passe comme ça, mais pas pour Cigéo : il n’y a ni limite de taille ni limite de durée d’acquisition ! Il y a aussi un article magique qui dit que, pour chaque acquisition du foncier (sans bâti), c’est priorité aux projets concernant Cigéo !
Le procès de l’occupation du bois Lejuc était une stratégie pour dissuader la lutte.
Quels impacts Cigéo a-t-il eus et a encore sur le monde agricole local ?
Depuis 2007, il n’y a quasiment plus eu de fermes transmises ni de rétrocession aux riverains, aux voisins… Il n’y a que les reprises familiales qui persistent un peu. -Historiquement, les prix tournaient autour de 2 500, 3 000 euros l’hectare, car nous sommes à 400 mètres d’altitude, avec des terres argileuses ou des cailloux, et la productivité est très moyenne. Avec Cigéo, c’est passé à 5 000 euros ! Un simple paysan ne peut pas s’aligner. Aujourd’hui, l’Andra a la maîtrise de 1 000 hectares de terres et de 2 000 hectares de forêt. On est comme dans un jeu d’échecs sur la Meuse, la Haute-Marne et même les Vosges : l’Andra achète par morceaux, puis déplace les pions pour reconstituer le puzzle. La Safer avoue à demi-mot ne plus être maîtresse du -territoire à cause de l’article magique, mais, sous couvert d’enquête d’avenir, ses agents repèrent les exploitations disponibles et démarchent les paysans au service de l’Andra.
Avez-vous été confronté à ces négociations à propos de votre ferme ?
L’agent de la Safer qui a convaincu mon voisin en a profité pour regarder les fermes des voisins, dont la mienne. Un premier fermier a cédé 60 hectares. La Safer a débarqué dans ma cour et m’a remis l’acte : j’avais deux mois pour rassembler l’argent si je voulais préempter. Six mois plus tard, j’ai appris qu’un autre fermier avait signé un compromis pour céder 1 000 hectares. J’étais prioritaire pour préempter parce que j’étais fermier en place, mais je n’en avais pas les moyens. Je pouvais aussi rester en place, mais mon propriétaire devenait l’Andra. Je savais qu’elle continuerait à grignoter des parcelles et que j’aurais les miettes pour travailler. Sur le plan agronomique, ce n’était pas envisageable, sans parler de l’aspect idéologique… J’ai finalement réussi à réunir les fonds pour garder l’intégralité de ma ferme.
La répression envers la lutte anti-Cigéo existait-elle au début ?
Avant 2015, nous étions déjà surveillés, mais il n’y avait pas de forces spéciales, la gendarmerie locale était missionnée pour nous espionner. Quand on se réunissait chez un collègue pour organiser un événement, un festival, les gendarmes relevaient nos plaques d’immatriculation, mais il n’y avait pas de répression proprement dite. Beaucoup d’actions étaient portées par la Confédération paysanne. On était surveillés, mais ça se passait bien parce que c’était surtout entre locaux des deux départements. Ça ne prenait pas trop d’ampleur. Puis il y a eu l’acquisition de la Maison de la résistance à Bure par le collectif Bure zone libre : l’occupation est montée en puissance, avec des gens venus d’ailleurs, notamment des jeunes qui ont commencé à organiser des actions de leur côté ou avec les collectifs historiques.
En 2015, il y a eu un camp d’été qui a renforcé la lutte. La répression aussi est montée d’un cran. Le premier signe, c’est l’occupation en 2016 du bois Lejuc, où l’Andra comptait -réaliser les travaux préparatoires au chantier de Cigéo. J’y ai d’ailleurs laissé mon tracteur et ça m’a coûté cher au moment de l’évacuation.
En effet, l’Andra vous a poursuivi en justice. En 2017, vous avez été condamné à deux mois de prison avec sursis pour avoir prêté un tracteur et sa remorque aux opposants…
On savait bien qu’il y aurait une évacuation du bois un jour ou l’autre, mais on ne pensait pas que de tels moyens seraient déployés ! Mon tracteur et ma bétaillère étaient à la barricade nord, en lisière du bois, prêts à partir avec les affaires de tout le monde dedans. C’était seulement un support logistique. Pendant toute l’occupation, on a été sous la surveillance d’un hélicoptère duquel on voyait tout… notamment que mon tracteur n’a jamais été caché ni n’a servi à détruire des barrières ou des clôtures !
Le procès de l’occupation du bois Lejuc, c’était une stratégie pour dissuader les paysans alentour de rejoindre la lutte. En 2018, les deux camarades Christian ont essuyé le procès du mur abattu dans le bois (3) : ils ont été pris parmi 1 500 participants à cette manifestation ! Et depuis 2017, il y a celles et ceux poursuivi·es pour association de malfaiteurs… La volonté de taper fort pour entraver la lutte est évidente.
Estimez-vous que l’industrie nucléaire défigure le territoire de façon irréversible ?
C’est certain, et ce n’est pas terminé. Déjà, l’acquisition des terres agricoles empêche les petits paysans de s’installer, donc on se dirige – comme partout en France, certes – vers la généralisation des grandes exploitations. Et puis l’Andra a besoin d’acquérir du terrain encore plus loin, notamment tout le périmètre autour de la ligne de chemin de fer entre -Saudron et Gondrecourt-le-Château, qui servira à transporter les colis de déchets. Un tel projet suppose la construction de lourdes infrastructures. Par exemple, derrière chez moi, il y aura un échangeur. Car, à un moment, la route va couper le trajet du train, donc il faut soit un tunnel (ce que refusent les agriculteurs), soit un pont. Il y aura aussi un funiculaire pour descendre les colis à 500 mètres de profondeur, une autoroute… Au moins quatre ou cinq villages seront complètement impactés. J’ai même proposé de les rayer de la carte et de les évacuer, au lieu de leur faire subir ça ! D’ailleurs, l’autorité environnementale le dit en pointillé dans son rapport.
Mais il faut rester vigilant sur d’autres choses, car l’Andra n’est pas maître d’ouvrage sur tout : le transformateur, les châteaux d’eau, tout le réseau qui sera mis en place, les carrières dont on parle encore très peu. Les gens ne réalisent pas vraiment, mais on commence à voir que le compas s’ouvre de plus en plus largement : ce n’est plus à 3 kilomètres du site mais à 7, 10 ou plus que le paysage sera défiguré, les terres ravagées.
(1) Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs.
(2) Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural.
(3) Le 14 août 2016, une manifestation a eu lieu dans le bois Lejuc, car l’Andra avait érigé un mur sans autorisation préalable, faisant suite à un défrichement illégal de la forêt. La justice a condamné Christian Vaugin et Christian Vincent à quatre mois de prison avec sursis.