À Mayotte, « tout le monde a peur de la préfecture »

Départementalisé il y a dix ans, Mayotte bénéficie de dispositions juridiques dérogatoires qui pénalisent les demandeurs d’asile.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 9 juin 2021 abonnés
À Mayotte, « tout le monde a peur de la préfecture »
© Ali AL-DAHER / AFP

C e que je voudrais, ce sont des réponses, et que ma situation soit résolue, exprime simplement Omar (le prénom a été changé). Parce que vivre comme ça, risquer de me faire renvoyer aux Comores une nouvelle fois, ce n’est pas facile. Et puis c’est trop risqué de traverser la mer. J’ai vu des gens mourir. Je veux vivre normalement, comme les autres élèves de ma classe, et pouvoir circuler pour aller au lycée. » À l’instar de cet adolescent de 16 ans, de nombreux·es mineur·es non accompagné·es (MNA) expulsé·es illégalement du territoire français par la préfecture de Mayotte vers les Comores ont choisi de revenir. Avec l’angoisse que tout recommence.

Pour ne pas être soumis à un nouveau contrôle d’identité et « éviter les problèmes avec la police aux frontières », Omar raconte se lever très tôt le matin pour se rendre au lycée et repartir aussitôt que les cours sont terminés. Il navigue ainsi entre son établissement scolaire et chez lui, adopte des stratagèmes et ne fait aucun détour, ou presque.

En métropole, pourtant, Omar pourrait prétendre à l’obtention d’un document de circulation pour étranger·ère mineur·e (DCEM) qui permettrait de prouver à n’importe quelle autorité qu’il est mineur, qu’il a le droit de résider et de circuler librement sur le territoire français, même sans titre de séjour. Que, légalement, il ne peut pas être expulsé. Mais, dans ce département français, les possibilités d’octroi de ce document font partie des nombreuses dispositions qui sont soumises à un droit juridique dérogatoire, comme il en existe beaucoup en matière de droit des personnes étrangères. Pour demander un DCEM à Mayotte, il faut en effet être né en France, ou être entré « régulièrement » sur le territoire avant l’âge de 13 ans. Deux critères qui ne sont absolument pas exigés en métropole.

« Nous constatons que de nombreuses personnes mineures ou tout juste majeures se font arrêter sur le chemin de l’école et n’osent plus y aller, appuie Camille, intervenante juridique au CRA de Mayotte. C’est un gros frein à la scolarité. Et il en va de même pour l’hôpital. Beaucoup ne se font pas soigner à cause des contrôles de police qui ont lieu à proximité. C’est un stress permanent, alors que, rappelons-le, aucun·e mineur·e n’a à justifier de la légalité de sa présence sur le territoire. »

Ce droit dérogatoire restreint également l’accès à un titre de séjour ou à la nationalité française. De même, à Mayotte, les personnes en demande d’asile ne bénéficient pas de l’aide financière qui leur est accordée en métropole (environ 200 euros). En mars dernier, pourtant, dans le cadre d’une procédure individuelle, le Conseil d’État a rendu une décision dans laquelle il considère que le régime dérogatoire pour l’accueil des demandeurs d’asile sur le territoire est contraire au droit européen.

Sans surprise, les autorités françaises justifient l’existence de ces mesures particulièrement restrictives en termes d’accès aux droits par une pression migratoire « massive », « énorme », majoritairement venue des Comores. Et ce, même si leur application favorise l’instauration de pratiques abusives et illégales… Par ailleurs, si la population semble favorable à l’application d’un droit des personnes étrangères en fonction des contraintes spécifiques de Mayotte, elle est, elle aussi, soumise à de telles dispositions. Dans ce département d’outre-mer, où 77 % des habitant·es vivent sous le seuil de pauvreté, les Mahorais et Mahoraises n’ont pas les mêmes droits sociaux que les Français·es qui vivent en métropole (pas d’alignement du Smic, du RSA, du minimum retraite, pas de couverture maladie universelle complémentaire, etc.). Ces inégalités sociales ont d’ailleurs été au centre des discussions d’une grande consultation populaire organisée par le préfet Jean-François Colombet sur le territoire entre le 1er avril et le 1er juin, en vue d’un projet de loi.

En effet, pour dresser un « bilan lucide de ce qui a fonctionné et de ce qui a moins fonctionné » depuis la départementalisation de 2011, Sébastien Lecornu, ministre des Outre-mer, a annoncé un « projet de loi Mayotte », dont une première mouture devrait être présentée avant la mi-juillet, notamment fondée sur les éléments recueillis dans le cadre de cette consultation publique. Cinq thématiques ont été annoncées : égalité en matière de droits sociaux ; renforcement de l’État régalien afin de faire face aux enjeux sécuritaires, migratoires et de sécurité civile ; accélération du développement de Mayotte ; renforcement du Conseil départemental ; jeunesse et insertion.

Mais cette consultation populaire a aussi été l’occasion de propositions illégales et particulièrement inquiétantes. Comme celle du député Les Républicains (LR) de Mayotte, Mansour Kamardine, qui demande la possibilité d’expulser les personnes mineures non accompagnées, en vue, prétendument, de les ramener à leur famille à l’étranger… « Ils sont en roue libre, commente Camille. C’est complètement contraire à la Convention européenne des droits de l’homme, à la Convention internationale des droits de l’enfant, à la loi française et à tous nos engagements nationaux en matière de protection des mineurs ! Ce sont des propos décomplexés qui visent uniquement à plaire à l’électorat de Mayotte. » Car, d’après la juriste, la population mahoraise est plutôt favorable aux expulsions massives : « Les gens font le lien entre délinquance et MNA. Ils ont peur du climat de violence qui règne ici. Donc, évidemment, des propositions comme celle du député Kamardine peuvent séduire. »

De son côté, Omar passe le bac cette année. Après ? Il ne sait pas trop. Il dit qu’une fois qu’on a 18 ans « on ne peut rien faire ». Que c’est trop dangereux de sortir. Parce qu’une fois majeur il pourra être expulsé légalement, ou du moins facilement. Et ce, même s’il compte déposer une demande de titre de séjour. Car il sait aussi que les délais de traitement de la préfecture sont longs – entre 18 mois et 2 ans – et que l’octroi de son titre dépendra probablement de l’appréciation de la préfecture. Une préfecture dont « tout le monde a peur », souffle Camille.

(1) Ce jeune homme de 16 ans a été expulsé deux fois de Mayotte par la préfecture, qui a usé de pratiques illégales pour rendre possibles ses éloignements.

(2) Lire les articles consacrés à la départementalisation de Mayotte, publiés dans Politis n° 1504 (24 mai 2018).

(3) Lire notre article sur la dématérialisation des demandes de titre de séjour paru dans Politis n° 1650 (22 avril 2021).

Société Monde
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