À Tours, une union bien mitonnée
La cité tourangelle prouve que le rassemblement entre insoumis, écologistes et socialistes n’a rien d’un vœu pieux lorsqu’il est le fruit d’un vrai processus de construction ouvert aux citoyens.
dans l’hebdo N° 1658 Acheter ce numéro
Il y a tout juste un an, les élections municipales rendaient leur verdict et coloraient de vert plusieurs frontons de grandes villes, de Lyon à Bordeaux en passant par Strasbourg, Poitiers ou Besançon. Considérés alors comme les grands gagnants du scrutin, les nouveaux maires écologistes ont continué de défrayer la chronique les mois suivants, pour le meilleur mais surtout pour le pire, et sont ainsi devenus la principale cible à abattre des conservateurs en tout genre. Mais à quoi bon renchérir sur ces vaines polémiques, au risque de donner du crédit à cette vaste entreprise de diabolisation (1) ?
Pour souffler cette première bougie, Politis a préféré aller prendre la température du côté de Tours, l’une des seules municipalités à être restées hors du champ de tir, loin des petites phrases montées en épingle et de la vindicte ramassée en quelques mots. Le cas n’en est pas moins intéressant, au contraire : à la tête d’une alliance de la gauche et des écologistes, rassemblés dès le premier tour, Emmanuel Denis incarne la possibilité d’une union large, et gagnante. Radioscopie d’une victoire, qui résonne aussi comme un espoir sur la route de 2022.
De la vie politique à Tours, certains disent qu’elle n’a rien à envier au Sénat. D’autres préfèrent la comparaison avec la Loire, qui traverse paisiblement cette ville de 135 000 habitants, régulièrement surnommée « la belle endormie ». Quelle que soit l’analogie, plus ou moins flatteuse, l’idée reste la même : ici, tout coule, sans vagues ni grand remous, dans une sorte de torpeur forcément inhabituelle pour qui débarque de l’agitation parisienne. « C’est la pondération tourangelle, une ambiance générale de modération », résume Betsabée Haas, une chanteuse lyrique installée à Tours il y a dix ans, désormais adjointe à la biodiversité et à la nature en ville. Elle et sa quarantaine de collègues du conseil municipal, qui constituent le nouvel exécutif élu à la tête de l’hôtel de ville il y a un an, ne semblent guère avoir dérogé à la tradition locale : depuis, la municipalité n’a pas connu d’esclandre particulier, ni de grand chambardement. En cette fin du mois de mai, la jeune équipe accueille sobrement, sans forfanterie mais avec le sourire, dans un mélange de discrétion et de sérénité, bien loin du marasme national. « Personne n’est là pour essayer de prendre la lumière », assure la soprano, encartée chez EELV.
Ce n’est pourtant pas le moindre des coups de force qu’a réussi la liste emmenée l’an dernier par Emmanuel Denis. À l’instar de Grenoble et de Besançon, dans des configurations plus ou moins équivalentes, Tours a été l’une des très rares villes à présenter une alliance aussi large, et a fortiori victorieuse, de la gauche et des écologistes lors des élections municipales. Aujourd’hui, écologistes, insoumis, communistes et socialistes gouvernent ensemble, aux côtés d’élus d’Ensemble ! et de Génération·s. Manifestement sans regrets ni difficultés : « On peut ne pas être d’accord sur tout, mais on travaille en bonne intelligence. Et dès lors qu’il y avait des convergences réelles sur le programme, cela n’avait aucun sens de partir divisés, au risque de faire gagner la droite », témoigne Marie Quinton, adjointe au logement, à la politique de la ville, aux politiques intergénérationnelles et inclusives et au vivre-ensemble, couleur LFI.
« Cogitations citoyennes »
Pour comprendre comment la mayonnaise a pu prendre dans cette ville labellisée « cité de la gastronomie », il faut jauger l’équilibre de ses ingrédients : une génération d’insoumis sensiblement rajeunie et favorable à l’union ; une équipe locale d’EELV incarnant la frange gauche du parti (avec plusieurs membres de la motion d’Alain Coulombel, notamment) ; et un Parti socialiste en difficulté après l’échec du maire historique, Jean Germain, en 2014, puis son suicide l’année suivante. Le quinquennat Hollande n’a rien arrangé, dixit Jean-Patrick Gille, le chef de file des socialistes locaux, tendance plutôt « aubryiste » : « Moi qui n’ai jamais soutenu Hollande, devoir essuyer tant de critiques en son nom… » L’ancien député était bien pressenti candidat, mais il a fini par se ranger derrière l’idée d’une candidature commune, raconte-t-il aujourd’hui, assis devant un burger au chèvre sur une terrasse de la fameuse place Plumereau : « Je suis un obsédé du rassemblement : la gauche ne peut gagner que si elle est unie. »
Mais le principal atout de la recette, celui qui lui a donné tout son liant, se situe précisément hors des partis politiques. Du côté des « cogitations citoyennes », ce mouvement initié dès 2017 par Emmanuel Denis, alors conseiller municipal d’opposition EELV, pour inviter la société civile à discuter du bilan à mi-mandat du maire de l’époque, Christophe Bouchet, étiqueté au centre droit. Très vite, l’espace se donne pour objectif de construire des propositions alternatives, qui deviennent l’ébauche d’un programme en vue de 2020. « Cela m’a plu tout de suite parce qu’il n’y avait pas de hiérarchie, mais une volonté de parler au plus grand nombre, avec des méthodes d’animation horizontales et participatives, basées sur l’intelligence collective. C’était une tout autre façon de faire de la politique, bien moins “fonctionnarisée” », rapporte Pierre Reynaud, ancien formateur à l’IUFM de Tours–Fondettes, à la retraite.
C’est autour de cette dynamique que vont graviter plus de 300 personnes, qui s’engagent alors dans différents groupes de travail tout au long des deux années précédant le scrutin. Et c’est dans ce cadre-là qu’Emmanuel Denis se retrouve désigné tête de liste, à l’issue d’une élection sans candidat (lire l’entretien page 16). À force de régularité et de travail, les « cogit’ » sont presque devenues une couleur politique à part entière – dont sont d’ailleurs issu·es la moitié des élu·es, non encarté·es. Elles s’imposent ainsi aux partis politiques, qu’elles ont fini par fédérer un à un au cours des derniers mois avant la campagne -électorale.
« C’est bien beau de râler après les vieux grisonnants qui font de la politique, mais qui d’autre si on ne prend pas leur place ? justifie Annaelle Schaller, professeure de sciences économiques et sociales. Nous avons réussi à créer un vrai collectif, petit à petit, par le dialogue et la coopération, si bien qu’on a vite oublié les étiquettes des encartés, au fur et à mesure. »
Désormais à mi-temps, depuis qu’elle a été nommée adjointe à la démocratie « permanente » – une précision à laquelle elle tient –, Annaelle Schaller reconnaît avoir contracté le virus de la politique, quand bien même elle découvre dans le même temps l’ampleur des difficultés à affronter : la cogestion avec une métropole sans majorité politique, une marge de manœuvre réduite sur des compétences importantes (comme les transports) ou sur des dossiers engagés lors de la précédente mandature, et des moyens souvent limités pour mettre en œuvre ses projets. « Le plus dur, c’est la gestion des sollicitations, avec ce flot continu d’e-mails et de réunions, poursuit la jeune élue, aujourd’hui âgée de 31 ans et à la détermination intacte_. Cela oblige à un apprentissage accéléré des services municipaux comme de la complexité technique des dossiers à traiter. Mais c’est très enthousiasmant, je n’éprouve aucun désenchantement. »_ Pas plus que Marie Quinton, elle aussi professeure (de lettres classiques, grec et latin) et elle aussi novice à une telle fonction, du haut de ses 35 ans. « Est-ce que ça me plaît ? Énormément. Le poids des responsabilités est parfois difficile, comme lorsqu’il faut arbitrer sur l’attribution de logements sociaux. Mais c’est une expérience essentielle pour comprendre comment agir sur le monde qui nous entoure. »
Esprit d’équipe
Face à cette équipe particulièrement jeune et profondément renouvelée, l’opposition a beau jeu de dénigrer son inexpérience. « C’est vrai qu’on peut leur reprocher d’être encore un peu trop timides, mais ce n’est pas une mince affaire d’arriver aux manettes dans un tel contexte sanitaire », relativise Alain Gidelle, représentant de la FSU au sein du collectif Convergences services publics-37, actif dans la région. De fait, mis à part la fermeture symbolique aux voitures de l’illustre pont Wilson – désormais réservé aux piétons, aux cyclistes et au tramway –, on peine encore à voir l’avancée des grandes mesures annoncées, tels la gratuité des premiers mètres cubes d’eau, la production d’un tiers de logements sociaux dans les constructions neuves, la refonte de la cuisine centrale ou l’arrêt des subventions à Ryanair à l’aéroport de Tours. « La majorité ne doit pas oublier de prendre appui sur le mouvement social pour maintenir ses ambitions. On ne peut pas simplement s’attaquer aux enjeux du centre-ville avec les gens du centre-ville », alerte avec bienveillance Patrick Hallinger, représentant de la CGT au sein du même collectif.
Mais, après une année d’exercice, la solidité de l’attelage désormais au pouvoir est une petite révolution. D’autant que les chausse-trappes n’ont pas manqué depuis, que ce soit au niveau national, où le torchon brûle entre plusieurs de ses formations politiques, ou bien au niveau régional, où deux listes de gauche s’affrontent pour le scrutin à venir – d’un côté, le PS et le PCF ; de l’autre, EELV et LFI. Une drôle de situation, qui voit donc des partenaires de la majorité à Tours devenir adversaires pour les élections régionales… Sans plus de turbulences que cela. « On ne s’empêche pas de chambrer un peu, mais on n’a pas besoin de faire la police : personne ne se trompe d’objectif, ça n’a nullement fragilisé l’esprit d’équipe », répond-on au cabinet du maire, toujours aussi sereinement. À Tours, l’union de la gauche est définitivement un long fleuve tranquille.
(1) Lire « Jean-Baptiste Djebbari : le pilote de l’offensive anti-écolo du gouvernement » dans _Politis n° 1650.