« Aucune crise climatique ne causera la fin du capitalisme ! »

Le géographe suédois Andreas Malm analyse depuis plusieurs années les liens étroits entre capitalisme et réchauffement. Il alerte aujourd’hui sur « l’urgence chronique » d’un changement radical, soulignée par la pandémie de covid-19.

Olivier Doubre  • 16 juin 2021 abonnés
« Aucune crise climatique ne causera la fin du capitalisme ! »
Une mine de charbon en Allemagne détenue par la société suédoise Vattenfall.
© PATRICK PLEUL/DPA/AFP

Andreas Malm est un très sympathique quadragénaire suédois, militant de longue date contre le réchauffement climatique. Invité à Paris par son éditeur, La Fabrique, à l’occasion de la publication en France de son dernier ouvrage, il a par conviction traversé l’Europe en train, au départ de Malmö. Géographe spécialisé en écologie humaine de l’université de Lund, en Suède, il propose notamment une analyse du mouvement climat au sein de la vie politique suédoise (longtemps sous hégémonie sociale-démocrate), lui qui est originaire du même pays que Greta Thunberg. En septembre dernier, il a publié La Chauve-souris et le capital. Stratégie pour l’urgence chronique.

Andreas Malm est par ailleurs membre du collectif Zetkin, composé de chercheurs, d’enseignants et d’activistes de plusieurs nationalités œuvrant à la préservation du climat et de la biodiversité. Ce groupe s’intéresse notamment aux discours sur l’écologie politique de l’extrême droite européenne ou américaine. Malm a ainsi dirigé l’ouvrage collectif Fascisme fossile. L’extrême droite, l’énergie, le climat, qui met au jour la longue tradition de dénégation des enjeux climatiques due à l’engouement de l’extrême droite pour un développement fait de croissance économique constante grâce aux énergies fossiles.

Plus largement, il analyse ici la crise climatique, qu’il conçoit aujourd’hui comme intrinsèquement liée à la conjonction entre la crise sanitaire due au covid-19, source d’un effondrement de l’expansion capitalistique, et la destruction de la biodiversité, permettant la dispersion géographique des zoonoses. Le tout dans un mouvement incessant. En attendant la prochaine pandémie…

On parle généralement d’urgence climatique. Pourquoi lui préférez-vous celui d’« urgence chronique » ?

Andreas Malm : J’ai repris ce terme d’une étude de plusieurs scientifiques qui ont analysé la crise du covid-19 (notamment ses causes) et la crise climatique. Il traduit l’idée que ces deux désastres sont en train de devenir permanents, et non plus temporaires, l’un après l’autre : l’urgence apparaît donc comme chronique. Et la seule voie pour nous en sortir, c’est désormais d’agir contre les causes de ces crises, d’en modifier les conditions de développement.

Vous écrivez que le capitalisme, « survivant à tous ses hôtes », a longtemps semblé un « parasite qui ne meurt jamais », mais qu’il pourrait bien aujourd’hui avoir rencontré des « limites naturelles » à son « espérance de vie ». Que voulez-vous dire ?

Le capitalisme rencontre de réels problèmes, en raison de ce qu’il faut appeler ses « limites naturelles ». Toutefois, je ne crois pas que les problèmes environnementaux puissent causer son déclin avant qu’il ne parvienne à entraîner l’effondrement de la planète tout entière. Si le capitalisme a la possibilité de continuer ainsi dans la voie incontrôlée dans laquelle il se trouve, sans aucune régulation ni limitation, il ne pourra certainement causer – sans possibilité de retour – qu’un processus croissant vers une destruction incommensurable du climat, de la biodiversité et de tout le reste…

Je ne distingue aucune autre voie que la coercition pour obtenir des entreprises qu’elles changent leurs comportements.

Certains marxistes pensent que les problèmes environnementaux pourront être la cause d’une crise majeure du capitalisme et entraîner, à terme, sa chute. Même s’ils ne disposent pas vraiment de preuves à l’appui de cette thèse, on peut bien sûr interpréter le covid-19 (et la crise économique qu’il entraîne) comme un exemple potentiel de ce processus : celui d’un phénomène environnemental causant une maladie zoonotique ayant eu pour conséquence une crise économique majeure au début de la décennie 2020. Toutefois, le covid-19 n’a certainement pas tué le capitalisme. Et je ne pense pas que quelque chose puisse annihiler le système capitaliste, sauf certains processus sociaux précis par lesquels de nombreuses forces humaines s’organisent pour travailler ensemble dans les mêmes directions contre ce système. Mais je ne crois pas qu’une crise environnementale parviendra jamais à elle seule à causer la fin du capitalisme !

C’est pourquoi vous insistez sur la nécessité de mesures coercitives, en particulier contre les causes de cette « urgence chronique »…

Absolument ! Parler de « mesures coercitives » peut sembler rude, mais cela ne signifie pas aligner les gens pour les exécuter ! Récemment, un tribunal de La Haye a intimé à la compagnie pétrolière anglo-néerlandaise Shell de réduire ses émissions de gaz à effet de serre d’au moins 45 % de leur volume actuel avant 2030. Si Shell n’applique pas cette décision, elle devrait être punie. C’est un excellent exemple de ce que j’entends par « mesures coercitives ». Par ce moyen, un État pourra – et devra – forcer une société à faire quelque chose permettant des progrès en matière environnementale ou climatique, en la menaçant d’une sanction lourde si elle n’obtempère pas. Je ne distingue aucune autre voie pour obtenir des grandes entreprises qu’elles changent en profondeur leurs comportements destructeurs pour la planète.

Quelle est la situation politique aujourd’hui en Suède ? Les sociaux-démocrates ont longtemps été au pouvoir sans interruption…

Disons qu’après des décennies d’hégémonie sociale-démocrate, nous connaissons depuis plus d’un quart de siècle une alternance régulière entre les sociaux-démocrates et les partis que nous appelons « bourgeois », c’est-à-dire la droite classique. Toutefois, depuis quatre ou cinq ans, le débat politique est phagocyté par l’extrême droite, qui dicte désormais plus ou moins tout l’agenda politique (sauf pour quelques petites formations de « gauche de gauche »), et par la seule question de l’immigration.

Les Verts suédois n’ont cessé de reculer dans les urnes depuis qu’ils participent aux gouvernements, car ils ont renié presque toutes leurs promesses.

De ce point de vue, le débat politique suédois est très similaire à celui de la France. Et nous nous préparons à la victoire de la droite alliée à l’extrême droite l’an prochain… Mais la grande différence avec la France est qu’il n’y a presque pas de mouvements sociaux en Suède. Par exemple, il n’y a eu aucune grande grève chez nous depuis au moins 1991. Comme la plupart des pays occidentaux, nous avons connu une grave crise économique, mais, au lieu de survenir dans les années 1970-1980, elle a été retardée à la fin des années 1980 et surtout durant les années 1990. Avec une nette victoire idéologique des idées néolibérales, en lien avec une crise importante des institutions de l’État-providence. Et une défaite massive de la classe ouvrière. Pourtant, chez nous, pas de mouvements pour les retraites, encore moins de gilets jaunes…

Les sociaux-démocrates sont au pouvoir depuis plus de sept ans, alliés la plupart du temps aux Verts suédois ; or les émissions de CO2 ont crû sans interruption, sauf à certaines périodes où elles ont stagné, mais jamais diminué.

Pensez-vous cependant que les Verts puissent être une force politique capable d’agir véritablement en matière environnementale ? Et de constituer encore un espoir ?

Évidemment, cela dépend des pays. Pour ce qui concerne les Verts suédois, ils n’ont cessé de reculer fortement dans les urnes depuis qu’ils participent aux gouvernements, car ils ont renié quasiment toutes leurs promesses. L’une des plus importantes concernait la fermeture des mines de charbon en Allemagne qui sont détenues par une grande société suédoise. Or… rien. Au contraire, ces mines ont pour l’essentiel été vendues à des compagnies tchèques, qui ont continué de plus belle. La seule chose que l’on peut reconnaître aux Verts est que, s’ils arrivent au pouvoir, ils sont susceptibles de prêter une oreille attentive aux mouvements en faveur du climat.

Parce que vous avez la figure de Greta Thunberg…

Certes. Je dirais que cela peut être bénéfique d’avoir des Verts au pouvoir, parce qu’ils mettent en avant une rhétorique en faveur du traitement des problèmes environnementaux. Mais je ne les crois pas en mesure d’être une force politique d’importance pour engager un changement efficient de politique en matière climatique ou environnementale. C’est surtout une question de capacité de pression ou non de la part des mouvements engagés sur les questions environnementales. Or, concernant Greta Thunberg, elle n’a jamais représenté un mouvement politiquement important en Suède. Elle est devenue célèbre en Suède parce qu’elle était devenue célèbre dans d’autres pays !

Mais diriez-vous que les Suédois sont, malgré tout, attentifs aux questions climatiques ? Car les conséquences du réchauffement sont sans doute plus proches pour vous, avec la proximité de l’Arctique, qui est en train de fondre à vue d’œil…

Eh bien non, pas du tout ! Ou très peu. La politique suédoise est entièrement préoccupée aujourd’hui par la seule question de l’immigration. Certes, le réchauffement se voit très nettement à l’extrême nord de la Suède, près du pôle Nord, et les populations indigènes s’en inquiètent beaucoup. Mais la très grande majorité des Suédois vivent tout au sud du pays, où les conséquences du changement climatique ne sont pas si visibles.

Des enquêtes d’opinion ont montré que les personnes les plus inquiètes se trouvaient au Chili, en Afrique du Sud et au Kenya. Les habitants de la Suède, des Pays-Bas et de la Norvège figuraient parmi les derniers. On a souvent l’idée préconçue que les personnes les plus concernées par ce problème, sinon inquiètes, sont les habitants des pays riches ; c’est en fait exactement le contraire ! Et ce manque de perception des problématiques environnementales apparaît dans des pays où les plus grandes inquiétudes de la population concernent l’immigration.

D’où le livre que vous avez dirigé, Fascisme fossile, qui montre les liens très anciens entre l’extrême droite et l’exploitation des énergies fossiles.

J’ai coordonné ce livre que nous avons écrit avec le collectif Zetkin, qui regroupe une vingtaine de chercheurs, d’étudiants et de militants travaillant notamment sur les discours de l’extrême droite en matière d’écologie, de climat et d’énergie. Nous avons étudié ces discours dans treize pays européens, plus le Brésil et les États-Unis. Le schéma dominant des formations d’extrême droite de ces territoires est essentiellement leur négation de l’existence du réchauffement climatique, et leur volonté de poursuivre la consommation (voire de l’accroître encore) des énergies fossiles.

Ce livre essaie donc de décrire ce phénomène et les causes (historiques, mais pas seulement) de cet attachement de l’extrême droite aux énergies fossiles.

La politique suédoise est entièrement préoccupée par la seule question de l’immigration. Le réchauffement climatique inquiète peu.

Nous avons aussi porté une grande attention aux discours du Rassemblement national, qui est un peu différent, puisque ses membres reconnaissent, eux, le dérèglement climatique, et disent vouloir y répondre par la fermeture des frontières, dans une sorte de « nationalisme vert », avec la sauvegarde des campagnes françaises, etc.

En Suède, par exemple, les Démocrates (c’est leur nom !) ne parlent absolument pas de ces questions, mais cela pourrait venir ! Surtout si Marine Le Pen remporte les élections en France : cela pourrait inciter d’autres formations à changer leur appréhension du problème climatique.

Diriez-vous, pour conclure, que le covid-19 aurait pu – ou dû – être une opportunité pour un changement en profondeur ?

Certes. Déjà la crise financière de 2008 aurait dû être une occasion, mais on est très vite revenu au « business as usual »… Et il semble de plus en plus clair que, après le covid-19, tout doive recommencer comme avant. Après la chute des émissions de CO2 due à la pandémie, les estimations montrent qu’elles vont repartir à la hausse, pour retrouver bientôt leur trajectoire d’avant. Il y avait de très faibles signaux indiquant un début de « récupération verte », mais cela s’est inversé rapidement. Et les États se sont remis à financer, à cause de la crise, des sociétés sources d’émissions (comme Renault ou Air France en France), au lieu de s’engager dans une voie différente. Enfin, Emmanuel Macron est en train de soutenir le développement de Total dans l’Arctique ou dans son projet de construction d’un mégapipeline en Afrique de l’Est…

Donc, si la fin de la pandémie se profile peut-être (ce qui n’est pas encore complètement sûr, avec les risques de mutants), il semble bien que cela aura été, une nouvelle fois, une opportunité manquée.

Andreas Malm Professeur d’écologie humaine à l’université de Lund, en Suède.

La Chauve-souris et le Capital. Stratégie pour l’urgence chronique, Andreas Malm, traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque, La Fabrique, 244 pages, 15 euros.

Fascisme fossile. L’extrême droite, l’énergie, le climat, Zetkin Collective, coordonné par Andreas Malm, traduit de l’anglais par Lise Benoist, La Fabrique, 368 pages, 18 euros.

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