« Chino au jardin », de Christian Prigent : Une enfance cultivée
Dans Chino au jardin, Christian Prigent ressuscite les jardins ouvriers qui entouraient sa ville, faisant revivre sa jeunesse dans une langue explosive.
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La justification de Chino au jardin est là : « Car déjà s’il ne vit pas tout à fait ce qu’il vit que va-t-il rester dans ses inconsciences du temps qu’il vécut quand allait et venait là le galopin qu’il fut ? » L’écriture comme tentative de restitution d’un passé dont les témoins et les traces s’effacent. Un récit autobiographique, donc, mais à la manière de Christian Prigent, que l’on connaît bien dans ces pages parce que nous le tenons pour un écrivain doublé d’un poète majeur. Sa manière est tout sauf conforme à la petite musique attendrie, fréquente dans les écrits rétrospectifs sur soi.
Chino au jardin – Chino est le surnom qu’il reçut quand il était « galopin » – s’inscrit dans la série des Chino qu’il a déjà publiés (1). Le jardin est à la fois bien réel et métaphorique. Réel, parce que Prigent ressuscite les jardins ouvriers qui foisonnaient autour de la ville de Bretagne où il a grandi, aujourd’hui recouverts par du bitume et du béton. Métaphorique, parce que ce livre a été écrit pendant le premier confinement, le plus strict, et que le mouvement intime de l’écrivain l’a porté à ouvrir les horizons, à évoquer le ciel (même s’il ne croit pas au Très-Haut) et l’ici-bas (la mer, la végétation), à raconter des épisodes imaginaires et même fantasmatiques (le chapitre « Chino au jardin délicieux », où un concombre joue un rôle licencieux), et à introduire la grande histoire (les guerres -d’Indochine et d’Algérie, les Trente Glorieuses) dans ses tableaux de vie quotidienne.
Foin de nostalgie ici – ou alors, l’auteur s’en méfie tant qu’elle est très contenue –, mais une ardeur à rendre on ne peut plus vivant ce qui l’était, à restituer l’énergie juvénile au pays des grands, pas toujours compréhensibles ni conciliants. Là, c’est la découverte craintive mais enchantée de l’univers des postiers méprisés parce que réputés alcooliques ; ici, un grand repas de famille où Chino s’adonne à des portraits mémorables de convives ; là encore, des chevauchées en bandes joyeuses transformant tout en jeu, fictions anodines ou dangereuses. Chino, entre angoisses enfantines et plaisirs familiers, dévale la pente du temps vers son avenir inconnu.
L’écriture de Christian Prigent fait ici feu de tout bois, peut-être plus que jamais (ce qui place la barre haut). Ce grand lecteur de Rabelais sait y faire pour extraire de la langue – surtout orale – ses minerais les plus coruscants, les plus effervescents, les plus drolatiques. Au moyen d’une syntaxe aussi rythmée qu’élastique, d’une abondante richesse lexicale où accents et patois créolisent le français, d’une propension à l’auto–ironie et au contraste comique entre prosaïsme et raffinement, l’auteur insuffle une énergie inouïe à son texte et perfore le langage commun. Il réalise ainsi par la forme son projet de retrouver les sensations d’alors. Même s’il se désole que la laideur urbanistique ait tout recouvert, il termine sur une célébration hilarante du mouvement des gilets jaunes, qui ont enfin donné leurs lettres de noblesse aux affreux ronds-points. Le jardin de Prigent ne craint pas le gel : il donne cette année des fruits gargantuesques.
(1) Les Enfances Chino (2013), Les Amours Chino (2016), Chino aime le sport (2017), tous chez POL.
Chino au jardin, Christian Prigent, POL, 352 pages, 21 euros.