« Deacon King Kong », de James McBride : Des fourmis et des hommes
Deacon King Kong, de James McBride, dépeint avec tendresse et humour un quartier de Brooklyn, à New York, à l’aube des années 1970.
dans l’hebdo N° 1660 Acheter ce numéro
Au cœur de Deacon King Kong, le nouveau roman du saxophoniste et écrivain James McBride, se trouve un pur moment de bravoure littéraire. Sur quelques pages, l’auteur raconte le déferlement d’une colonie de fourmis dans un lotissement d’immeubles à loyer modéré de Brooklyn. On suit les insectes depuis leur origine brésilienne jusqu’à leur arrivée à New York, dissimulés dans la boîte à déjeuner préparée par une ex-épouse vengeresse. Puis les fourmis sont déversées au sol et suivent des canalisations, avant de se déployer chaque année à la même période dans les immeubles.
McBride montre le mouvement des insectes et, par leur biais, pénètre dans les -appartements, évoque les habitudes des résidents, justifiant ou non l’installation prolongée des insectes dans leur logement, et détaille leur réaction face à cette colonisation épisodique. Depuis sept ouvrages (des romans, des récits et des nouvelles, parmi lesquels L’Oiseau du Bon Dieu,auréolé en 2013 du National Book Award, et Mets le feu et tire-toi, enquête consacrée à James Brown, que nous avons déjà évoquée dans ces pages), McBride excelle dans l’art de la digression. Ses phrases en cascade pénètrent les pensées des personnages, décrivent avec précision les détails de leur quotidien, et la multiplicité des points de vue dont il rend compte saisit avec force et tendresse les communautés qu’il choisit de dépeindre.
Dans Deacon King Kong, la communauté au cœur du récit est celle des Cause Houses, immeubles au centre d’un quartier de Brooklyn qui a connu plusieurs mutations. Peuplé principalement -d’Italiens au début du XXe siècle, il est, au moment où s’ouvre le récit, en 1969, majoritairement africain-américain. Le livre fréquente les différents lieux qui accueillent les personnages : le sous-sol, où l’on se distribue des livraisons de fromage, l’esplanade, où exercent les jeunes dealers, le port et enfin l’église, dont le personnage principal est le deacon, entendre le diacre.
Le texte s’ouvre par un drame insolite. Un jour, éméché comme à son habitude, le diacre pointe son pistolet sur un dealer. La balle lui pulvérise l’oreille, le jeune homme tombe à terre et le diacre, nommé King Kong, s’installe à califourchon sur son dos. Le récit se déploie à partir de cet incident, cherchant à revenir aux origines d’un acte dont le héros n’a pas souvenir et à tirer les fils de son action, impliquant les gangsters du quartier, leurs commanditaires mafieux et un agent de police irlandais.
Dans une barre d’immeubles où tous se connaissent, les rumeurs vont bon train, les fausses pistes sont nombreuses, et la séparation entre affaires privées et publiques est illusoire. Tout appartient à la communauté, seul le mutisme peut permettre le secret, et chaque personnage du roman, homme ou femme, chrétien ou membre de la Nation of Islam, vieux ou jeune, a son mot à dire sur le cours des événements.
« C’est en m’impliquant moi-même dans mon église de Red Hook à Brooklyn que je me suis souvenu des histoires et des personnes qui fréquentaient l’église de mon enfance », explique McBride. Le livre leur est dédié, « Pour les enfants de Dieu – tous, sans exception », et l’auteur cherche à y dresser le portrait d’un New York d’avant la déflagration. Aux environs des Cause Houses, les mafieux hésitent à se lancer dans le trafic de drogue et les dealers refusent de vendre de l’héroïne aux enfants. La pauvreté est bien là, la corruption et la violence aussi, mais les personnages ont encore la capacité d’en rire. Les disputes et les rancœurs sont nombreuses. Toutefois, elles ne s’accrochent pas et se dissolvent dans le flot des paroles. Les habitants ont le sens de la repartie, et les tragédies de leur quotidien deviennent des farces dont tous peuvent se moquer. On croit aux miracles et on ne remue pas les souvenirs douloureux.
L’action de Deacon King Kong se situe quelques années avant le déferlement du crack dans les quartiers. C’est le New York d’avant la destruction des familles, d’avant le démantèlement des communautés, celui où la mort d’un fils reste un drame rare. Le diacre du livre pressent l’arrivée de temps plus rudes et il n’est pas sûr de vouloir y prendre part. McBride nous montre avec nostalgie un temps où l’humour était encore possible, sans angélisme mais avec toujours en tête la certitude que le pire reste à venir.
Deacon King Kong, James McBride, traduit de l’anglais (États-Unis) par François Happe, Gallmeister, 544 pages, 25,80 euros.