Emmanuel Denis : « Pour gagner, il faut construire une majorité très tôt »
Le maire écologiste de Tours, Emmanuel Denis, analyse les conditions de sa victoire et livre quelques réflexions sur 2022.
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Ici, pas de Tour de France, d’arbre de Noël ou de rêve aérien censurés par la nouvelle police politique. Un an après son arrivée à la tête de la municipalité de Tours, c’en est presque devenu un signe distinctif en soi : Emmanuel Denis est l’un des rares maires écologistes à avoir été épargnés par les multiples polémiques qui ont ciblé ses camarades à Lyon, Bordeaux, Poitiers ou encore Strasbourg. Une « performance » qui tient sûrement à son style, humble et naturellement réservé derrière la barbichette poivre et sel. En témoigne, à sa façon, son utilisation très parcimonieuse de Twitter, qui en fait l’un des hommes politiques les moins actifs sur ce réseau social – un autre signe distinctif, peut-être. « Je ne suis pas persuadé qu’on arrive à convaincre les gens sur Twitter », élude-t-il. C’est, en somme, la principale critique de ses opposants, qui raillent son manque de charisme et de leadership. Mais Emmanuel Denis défend volontiers une autre approche de la politique, en actes : « J’écoute les gens et je ne suis pas trop clivant, je peux travailler avec n’importe qui. J’essaye d’apaiser les tensions quand il y en a. » Il n’a en tout cas rien d’un apparatchik : à 49 ans, cet ingénieur, ancien cadre chez STMicroelectronics, est arrivé sur le tard en politique, encarté en 2013 chez EELV, après quelques engagements associatifs à la FCPE, en tant que parent d’élève, ou chez les Robins des toits, contre les antennes-relais. Rencontre à l’hôtel de ville, autour du steak-frites au menu de la cantine municipale, le 25 mai dernier.
Aux régionales, comme aux dernières municipales, les listes de rassemblement de la gauche ne sont pas légion. Pourquoi avoir défendu l’union de la gauche dès le premier tour, l’an dernier, à Tours ?
Emmanuel Denis : Pour gagner une élection, il faut avoir la majorité, et celle-ci se construit. Vu l’équilibre des forces à Tours, j’étais persuadé qu’il nous fallait être forts et avoir un front commun de la gauche dès le premier tour pour espérer faire la bascule. Faire une campagne « identitaire » [derrière l’étendard de son propre parti au premier tour – NDLR], ce n’est pas une bonne stratégie : si on n’est pas capables de se mettre d’accord une semaine avant le second tour, comment fait-on croire aux gens qu’on va ensuite pouvoir travailler pendant six ans ensemble ? J’ai connu l’expérience d’une fusion, en 48 heures, après le premier tour en 2014, et j’ai bien vu l’effet délétère que ça peut avoir sur la population… Par ailleurs, bien plus qu’une bannière d’union de la gauche, on a d’abord cherché à donner une connotation citoyenne très forte à notre liste.
En quoi ce travail de dépassement des partis politiques (opéré par les cogitations citoyennes) a-t-il été déterminant dans la victoire ?
Lorsqu’on a commencé à travailler sur ce projet de liste, dès 2017, le contexte politique était très délétère, on sentait une vraie défiance de la population à l’égard des politiques. La formule a beau être galvaudée, il nous est apparu important d’essayer de « faire autrement ». On s’est tous dit que le premier enjeu était de pouvoir attirer à nouveau ces personnes en retrait du vote et de la politique. Et, pour cela, travailler sur un projet concret, municipal, qui leur permette de se projeter réellement. Un projet qu’on l’on construirait de manière vraiment participative. Si on avait mis une étiquette EELV, ou n’importe quelle autre, les gens seraient beaucoup moins venus.
Il y a parfois une certaine tendance au « citizen-washing » – une participation citoyenne annoncée mais rarement réalisée dans les faits. Comment y êtes-vous parvenus, de votre côté ?
Il y a une question de méthode, indispensable pour que ça fonctionne. Les « cogitations citoyennes » sont restées une organisation très horizontale, autogérée : on n’a pas créé d’association avec un bureau. Dans l’animation et la prise de décision, on a beaucoup utilisé les techniques de l’éducation populaire et de la démocratie participative, avec du tirage au sort, des débats mouvants, du consentement, etc. C’est un travail de longue haleine, on a cheminé ainsi pendant deux ans, mais cela compte. C’est d’ailleurs ce qui a fait notre force, de commencer très tôt : les gens en entendaient parler, ils ont pu voir la sincérité de la démarche, sentir le souffle de nouveauté et de renouvellement. Et c’est aussi ce qui permet d’inverser le rapport de force vis-à-vis des partis politiques : à la fin, tout le monde les poussait à rejoindre la dynamique collective, la pression devenait très forte pour les derniers récalcitrants.
Vu de Paris, cela semble une vraie gageure de réussir à faire aujourd’hui travailler ensemble socialistes et insoumis dans une même majorité, à l’heure de la dite « théorie des deux gauches -irréconciliables ».
Ce n’est pas du tout vrai à une échelle municipale. Durant le précédent mandat, dans l’opposition, j’avais très bien bossé avec des socialistes et des communistes. Sur tout un tas de sujets – le social, l’éducation, la volonté de repasser en régie ce qui a été privatisé –, on se rend compte qu’il y a un socle commun qui peut être très fort. Et puis, ici, on ne parle pas d’Europe, par exemple, donc ça évacue un sujet compliqué. Mais ce genre de débats idéologiques dépasse bien souvent la réalité du terrain, ce sont plus des prétextes pour ne pas faire l’union, par exemple parce qu’on voudrait se compter au premier tour. Ce sont des pures logiques de parti, qui restent en fin de compte très éloignées de ce que veulent les électeurs. C’est toute la différence entre des militants politiques et des électeurs.
Vous défendez donc l’union complète de la gauche pour 2022 ?
Oui, parce que la problématique pour la présidentielle est la même que pour les municipales à Tours : s’il n’y a pas de rassemblement de l’ensemble de la gauche au premier tour, il n’y aura pas de gauche au deuxième tour… Mais il aurait fallu commencer à travailler à l’élaboration d’un socle commun depuis plusieurs mois déjà, en lançant des débats partout en France, pour remettre d’autres questions que la sécurité au centre du jeu ! C’est comme ça qu’on peut générer une dynamique, avec un programme qui aurait donné envie aux Français.
Reste évidemment la question de savoir comment on désigne le candidat, à la fin… Mais franchement, toutes ces querelles de chapelles, ce n’est vraiment pas à la hauteur des enjeux. Moi, je suis prêt à défendre en 2022 quelqu’un qui ne serait pas sorti d’EELV, je l’ai déjà fait par le passé d’ailleurs. Je m’en fiche un peu de mon parti : je n’ai jamais eu les réflexes du vrai militant, qui veut faire grandir son parti. Ce que je veux, c’est qu’on n’ait pas le Rassemblement national ou la droite au pouvoir en France. Et ce sont des convictions qui sont plus importantes que les parts de marché de mon parti.
Pour autant, avez-vous prévu de voter à la primaire d’EELV, en septembre ?
Oui, ce sera Éric Piolle. Parce qu’on s’est beaucoup inspirés de ce qu’il a fait à Grenoble pour construire notre liste, ici. Il a le potentiel et le bon profil. Un sondage d’opinion disait récemment que les -Français veulent un visage nouveau, plutôt écolo, ayant été à la fois maire et cadre dirigeant dans le privé : Éric Piolle coche toutes ces cases ! Mais je ne suis pas sûr que l’exercice de la primaire soit la meilleure solution : ce sont plutôt des militants qui votent, or ceux-ci ne sont pas forcément très représentatifs des électeurs…