Fernando Trueba : « Parfois, une œuvre est d’autant plus universelle qu’elle s’ancre dans le local »
En adaptant L’Oubli que nous serons, sur la vie du médecin colombien Héctor Abad, Fernando Trueba réalise une œuvre mémorielle, poignante et nécessaire.
dans l’hebdo N° 1657 Acheter ce numéro
Il considérait le livre trop puissamment intime pour s’y attaquer, par respect. Le réalisateur espagnol Fernando Trueba a finalement accepté la proposition d’adapter à l’écran L’Oubli que nous serons. Héctor Abad Faciolince y dépeint la stature d’Héctor Abad Gómez, son père, pour lequel il confesse un amour « animal ». Ce médecin humaniste aura consacré son énergie à une mission de santé publique auprès des plus pauvres, notamment des enfants, et à la défense sans failles des droits humains dans la très tumultueuse ville colombienne de Medellín. En 1987, l’écrivain a 29 ans quand ce père est assassiné dans la rue, alors qu’il se présentait en candidat indépendant à l’élection municipale. L’ouvrage, paru dix-neuf ans plus tard, connaît immédiatement un très grand succès, en Colombie mais aussi dans le reste de l’Amérique latine.
Qu’est-ce qui vous a finalement décidé à vous engager dans une adaptation de cette histoire ?
Fernando Trueba : Chaque ligne de ce livre est véridique, empreinte de la douleur de la perte. Héctor Abad Faciolince m’a dit avoir pleuré de la première à la dernière ligne. Comment se permettre un film avec une telle œuvre ? Le cinéma, ce sont des personnages, des acteurs, des costumes. Je redoutais l’imposture. Et puis j’ai compris que je regretterais toujours d’avoir repoussé ce projet.
Le chemin, pour y arriver, fut de découvrir qu’il s’agissait d’une -histoire de beauté et d’amour entre un père et son fils principalement, mais aussi entre le médecin et sa femme, sa famille. Incarnée par un personnage que je ne qualifie pas de héros, mais d’Homme, avec cette majuscule qui traduit le fait que devenir homme est une conquête, non un acte de naissance. Il a agi toute sa vie pour les autres, rêveur humaniste, naturellement investi de cette noblesse et de cette intégrité qui ont enfanté les personnages des fictions de Jean Renoir ou de John Ford.
Dès la première image, vous faites un sort délibéré à la question de la violence exposée à l’écran. Réglez-vous un compte ?
Deux personnages assistent, dans un cinéma, à une scène violente tirée d’un film hollywoodien, archétype de la représentation états-unienne du monde latino, méchant, criminel, narcotrafiquant. Et ils sortent de la salle. Oui, c’est une forme de mise au point. Il ne s’agit pas d’escamoter la violence, elle existe bel et bien. Mais j’ai refusé d’en faire une mise en scène théâtrale, c’était hors de propos dans ce film. La violence surgit, et voilà, on peut se retrouver mort la seconde d’après.
Billy Wilder vous disait que la vertu n’est pas photogénique, et vous avez voulu infirmer ce propos. Comment ?
En montrant la beauté du personnage, parce que c’est elle qui est photogénique. La vertu et la bonté ne sont que des formes déclinées de la beauté.
La première partie du film met en scène la vie de la famille du médecin. L’harmonie régnante est idyllique…
Car il s’agit de ce que le souvenir de l’écrivain enfant en retient. Quand nous nous remémorons notre enfance, il semble que les choses remontent à travers un filtre, suivant un processus de recomposition et de réordonnancement. J’ai voulu réserver à cette période l’utilisation de la couleur, alors que les scènes de la réalité quotidienne de la vie du fils, à partir de son adolescence, sont traitées en noir et blanc.
L’une des lignes de force du film est la confrontation entre le savoir scientifique, promu par un Héctor Abad Gómez rationaliste, et l’ignorance, qu’entretiennent en particulier les protagonistes religieux avec une raideur qui laisse incrédule…
Et qui est décrite telle quelle par le fils écrivain. Prêtres, religieuses, évêques apparaissent investis d’une volonté constante de soumettre les âmes crédules à la crainte du Tout-Puissant. D’ailleurs, l’unique véritable problème que nous avons rencontré dans le pays, lors du tournage, c’est l’interdiction qui nous a été faite, sans la moindre explication, de filmer des scènes dans les églises. Alors que ce n’est pas le cas, par exemple, pour des films traitant du narcotrafic ! Finalement, je considère même que mon film est relativement modéré, au chapitre de cette forme de violence sociétale bien réelle.
Le titre du livre, et celui du film, est tiré d’un sonnet attribué à Borges, l’un des premiers écrivains latino-américains à être reconnus comme « universalistes », quand la littérature du continent a souvent été cataloguée de « régionaliste » pour sa propension à traiter de thèmes locaux. Avez-vous eu l’intention de donner à ce drame colombien une résonance plus universelle ?
Non, pas de manière déterminée. Cependant, je pense qu’il y avait en partie cette volonté de la part d’Héctor Abad Faciolince et du producteur, qui m’ont contacté pour ce projet. Ils voulaient le faire échapper à son localisme immanent, et même au particularisme de cette ville, Medellín. Mais attention aux intentions dépréciatives. Qualifierait-on Balzac ou Dickens de localistes ? Parfois, la portée des œuvres est d’autant plus universelle qu’elles s’ancrent dans une histoire locale. Dans les années 1940, l’un des plus grands succès du cinéma français aux États-Unis fut La Femme du boulanger, de Pagnol. Et que dire d’Une séparation, d’Asghar Farhadi, qui puise à l’intimité d’une famille iranienne… Cette capacité d’évocation universelle, la fiction cinématographique la porte plus que toute autre forme, je crois.
On imagine l’enjeu que représente la diffusion de ce film mémoriel en Colombie, alors que le pays est à nouveau saisi par la violence. Comment y a-t-il été reçu ?
Cette actualité résonne fortement avec l’évocation de l’histoire du docteur Abad. La sortie du film, initialement prévue le 1er mai, a été retardée à plusieurs reprises, en raison de la crise du covid, mais aussi du vaste mouvement de contestation contre la politique antisociale du gouvernement et la répression policière, qui a débuté deux jours auparavant. Il est finalement attendu en salle le 15 juin. La situation sera-t-elle meilleure ? Quoi qu’il en soit, je crois plus nécessaire que jamais que ce film puisse être vu dans le pays. Ce n’est pas tant moi qui le dis que les Colombiens qui ont pu assister à des projections en France : ils en ressortent tous les larmes aux yeux.
Il y a un écho évident entre l’engagement d’Abad, dévoué à l’amélioration du sort des pauvres, rejetant la violence, porteur d’une vision humaniste, et la volonté de changement d’une population essorée par des décennies de guerre civile…
La violence « rituelle » est hélas toujours d’actualité, avec l’assassinat de leaders syndicaux, paysans, autochtones, ou de défenseurs des droits humains. Elle est aujourd’hui aggravée par la violence de la politique antisociale du gouvernement, qui tente par ailleurs de saboter l’accord de paix passé avec les Farc après un demi-siècle de guérilla. C’est ce qui a déclenché la révolte actuelle. Les gens ne supportent plus les inégalités et l’injustice. Les jeunes notamment : dans un monde interconnecté, ils savent bien qu’il existe d’autres manières de vivre, ils refusent d’être condamnés à une espèce de violence structurelle.
Comment situez-vous ce film dans votre carrière ?
Comme une forme d’aboutissement. À l’âge de 15 ans, j’ai vu L’Enfant sauvage, de Truffaut, et je me suis dit : c’est ça que je veux faire plus tard. Pas seulement du cinéma, mais ce type de cinéma. Cinquante ans plus tard, je tourne un film sur la vie d’un médecin humaniste qui sauve des enfants. Et c’est étonnant, j’ai mis un certain temps à voir apparaître ce parallèle saisissant.
L’Oubli que nous serons, Fernando Trueba, 2 h 15.