Infirmières scolaires, première ligne « oubliée »

La pandémie de covid-19 a mis en lumière la tension chez les personnels soignants de l’Éducation nationale, pourtant essentiels pour la prévention et dans l’accès aux soins des jeunes.

Malika Butzbach  • 2 juin 2021 abonné·es
Infirmières scolaires, première ligne « oubliée »
Manifestation des infirmières scolaires, le 7 mai 2019, à Paris. La crise du covid-19 s’est greffée à un malaise déjà ancien de la profession.
© Riccardo Milani / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

P as plus tard qu’aujourd’hui, une élève pleurait devant mon bureau. Mais j’ai dû la faire attendre car le téléphone ne cessait de sonner : on venait de recevoir les autotests dans mon lycée et je devais m’en occuper », raconte Gwenaëlle Durand. Cosecrétaire nationale du Syndicat national des infirmier·es éducateur·trices de santé (Snies-Unsa), elle exerce comme infirmière scolaire dans un lycée à Lyon. Depuis plus d’un an, les personnels soignants de l’Éducation nationale sont en première ligne dans leurs établissements pour gérer l’épidémie de covid-19. Une organisation qui se révèle difficile avec 7 700 agents (plus de 86 % de femmes) pour 32 000 établissements scolaires. Dans un récent rapport, la Cour des comptes estimait le taux d’encadrement à 1 300 élèves pour un·e infirmier·e scolaire en 2018.

« Par à-coups, on nous a demandé de prendre en charge des actions dues à cette crise. Puis finalement cela s’est normalisé », explique Saphia Guereschi, secrétaire générale du Syndicat national des infirmier·es conseiller·es de santé (Snics-FSU), le syndicat majoritaire. « Par exemple, on a demandé aux infirmières scolaires de pallier les difficultés du contact-tracing des agences régionales de santé au sein des établissements. S’il est normal que nous prenions part à ces actions, il n’y a pas eu de recrutement supplémentaire et nous sommes en surcharge de travail. » Son syndicat a mené une enquête auprès de plus de 1 000 agents : 75 % d’entre eux disent être en difficulté face à cette charge de travail.

Parmi les autres tâches qui reviennent au personnel soignant, il y a aussi la participation aux (nombreux) protocoles sanitaires, rencontrer et conseiller les élèves cas contacts, répondre aux questions des familles et des enseignants, énumère Gwenaëlle Durand. Dernière mission en date : assurer les autotests, dont la distribution s’est révélée tardive. Si les rectorats ont demandé aux infirmier·es d’y participer sur la base du volontariat, la plupart indiquent au Snics avoir subi des pressions pour effectuer ces tâches supplémentaires. « On a eu des injonctions paradoxales, pointe Brigitte Streiff, membre du syndicat, qui exerce dans un collège de Moselle. On nous demande à la fois d’être très présentes dans nos établissements mais aussi d’aller dans d’autres collèges pour aider à tester. Moi, j’ai refusé : je me sens plus utile pour écouter mes élèves que pour aller sur les routes tester les personnels d’éducation. »

Nous ne sommes concernées ni par le Ségur de la santé ni par le Grenelle de l’Éducation nationale.

Ce travail, jugé « chronophage », les empêche de mener à bien leur mission initiale. En tant qu’agents de l’Éducation nationale, les infirmier·es ont pour mission de lutter contre les troubles de santé en œuvrant pour la réussite de chaque élève. « C’est un travail d’écoute et d’accompagnement qui demande du temps. Il faut bien recevoir le jeune, le questionner, mettre en place un lien de confiance avec lui, précise Anne Morand, membre du Snies, qui travaille dans un collège bordelais. Or, avec la crise, on attend de nous des soins techniques, que nous soyons rapides et efficaces : comment prendre le temps de recevoir les élèves si on doit tester toutes les classes de nos établissements ? » Avec ses collègues, elles évoquent une exigence de « faire du chiffre », notamment avec le nombre de tests. « Mais notre travail n’est pas quantifiable : écouter un enfant qui se plaint de maux de ventre, comment cela peut se mesurer ? C’est du qualitatif, pas de la quantité ! » s’indigne Gwenaëlle Durand.

Mal-être des jeunes

Selon les personnes interrogées, il y a un risque pour les jeunes, à long terme mais aussi de manière plus directe. « J’ai retardé la mise en place des autotests pour pouvoir prendre le temps d’écouter une jeune élève qui n’allait pas bien du tout. Heureusement car cela m’a amené à faire une information préoccupante : sa santé physique était en jeu », raconte sous couvert d’anonymat un agent francilien. « En y repensant, j’ai honte de cet entretien : le téléphone sonnait et nous avons souvent été dérangés. De même, je n’ai pas eu le temps d’accueillir sa mère dans des conditions convenables pour lui expliquer ce qui allait se passer. Quand je suis parti en week-end, j’avais des nœuds dans le ventre en y pensant. » Et que deviennent ceux qui ne passent pas les portes de l’infirmerie ? La mise en place des demi-jauges pour les classes n’a pas facilité l’accès à l’infirmerie. « Si nous ne sommes pas là, car en train de tester ou de tracer les cas contacts, l’élève ne reviendra pas avant plusieurs jours et la prise en charge des soins prend du retard. Et le mal-être peut s’intensifier », poursuit Gwenaëlle Durand, qui fait le parallèle avec la situation des hôpitaux où de nombreuses opérations ou consultations ont été déprogrammées.

En plus des missions propres à la gestion du covid-19, les infirmières scolaires sont davantage sollicitées sur le mal-être des jeunes. « Dans mon collège, il y a eu quatre tentatives de suicide cette année, alors qu’en temps normal nous en gérons une par an », illustre Brigitte Streiff. Elle remarque également une hausse de cas de scarification chez les adolescents. « Lorsque je vais dans les écoles, je vois que les traits sont tirés, les enfants davantage fatigués. Ils ont plus de troubles de sommeil : beaucoup me parlent de cauchemars et d’insomnies. » Des tendances qui se retrouvent au niveau national : une enquête publiée le 20 mai par Santé publique France (1) révèle qu’un tiers des jeunes ont eu plus de difficultés à s’endormir à la suite du premier confinement du printemps 2020, soit 30 % des 13-18 ans et 27,2 % des 9-12 ans. En plus des difficultés d’endormissement, les jeunes disent faire davantage de cauchemars (12,5 % et 9,5 %) et avoir plus de réveils nocturnes (18,3 % et 11,4 %). Enfin, les troubles de l’alimentation sont aussi évoqués : 21 % des adolescents et 12 % des enfants disent avoir mangé plus souvent après ce confinement.

Accès aux soins

Devant la charge de travail et la souffrance exprimée, il est difficile de tenir. « Je me blinde, raconte Brigitte Streiff. Devant les élèves, je m’efforce de ne pas montrer ma fatigue, de ne pas être agressive, mais c’est dur. On tient en se disant que, si nous ne sommes pas là pour ces enfants et ces adolescents, qui le sera ? » Pour Saphia Guereschi, la crise du covid-19 s’est greffée à un malaise déjà ancien de la profession. Selon une enquête du Snics-FSU, rendue publique le 11 mai et qui doit être présentée au comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail de l’Éducation nationale, 66 % des personnels interrogés indiquent vouloir quitter celle-ci. « Il y a dix ans, l’Éducation nationale paraissait attractive par rapport au milieu hospitalier : les tâches sont intéressantes, le lien humain très fort et il y a les vacances scolaires. Mais on constate que les conditions de travail se sont dégradées », souligne -Gwenaëlle Durand. Parmi les difficultés, le salaire est notamment cité : avec un salaire moyen de 1 800 euros, difficile de parler d’attractivité. « Ça montre aussi la valeur que l’on donne à notre travail », pointe amèrement Hélène Fouques, cosecrétaire du Snies et infirmière au sein d’un lycée à Nice.

« Pourtant, au regard de nos missions, nous sommes utiles à la société : avec les actions de prévention, de sensibilisation et les consultations, on économise bien des dépenses à la Sécurité sociale, plaisante-t-elle. Mais allez savoir pourquoi, nous luttons pour être considérées comme des personnels soignants à part entière. » Pourtant, les infirmières scolaires constituent le premier accès aux soins des jeunes : ils les connaissent, les voient dans leur établissement… « Pour mes élèves scolarisés en Moselle, je suis la première personne vers qui ils se tournent quand ils ont des questions ou des problèmes de santé », témoigne Brigitte Streiff, qui ne compte plus le nombre de jeunes filles qu’elle reçoit, chaque année, pour évoquer les problèmes de contraception. « Et pour cause, le planning familial est loin pour elles, il apparaît peu accessible. On pallie en quelque sorte le déficit d’accès au soin dans un territoire rural. »

Les syndicats pointent un délaissement des personnels infirmiers en milieu scolaire. « On se sent oublié », réagit Saphia Guereschi. Après avoir organisé une mobilisation virtuelle en novembre 2020, son syndicat appelle à la grève le 10 juin, réclamant notamment des recrutements supplémentaires et des revalorisations salariales. « Nous ne sommes concernées ni par le Ségur de la santé ni par le Grenelle de l’Éducation nationale. » Et ce jusque dans les autotests. « Non contents d’envoyer trop peu d’autotests pour le personnel des établissements, il semble que notre ministère ait oublié de compter les infirmières dans ce personnel, grince Hélène Fouques. C’est dire la considération qu’on nous porte. »

(1) Cette étude, appelée Confeado, porte sur la manière dont les jeunes âgés de 9 à 16 ans ont vécu le confinement dans le contexte épidémique du covid-19.

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