Jac Berrocal : Beauté oblique
Le très remuant festival Sonic Protest accueille Jac Berrocal, indomptable aventurier sonore au long cours, qui joue ici en trio avec David Fenech et Vincent Epplay.
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Sans territoire fixe (surtout pas), distordant le jazz, débordant le rock, flirtant avec la chanson, tripotant la musique concrète ou tendant vers d’autres latitudes, loin, toujours plus loin, Jac Berrocal – trompettiste, chanteur, (dé)compositeur – évolue dans le paysage musical français avec une indéfectible liberté de mouvement depuis cinquante ans.
Ça ne se sait sans doute pas encore assez mais, pour reprendre le titre d’un de ses albums phares, la nuit est au courant. Oui, indocile, aventureuse, à l’affût et au bord de l’abandon, sa musique – comme celle de Léo Ferré, par exemple – appartient entièrement à la nuit, là où l’on boit la mélancolie jusqu’à la lie et où l’on ouvre grand son esprit à la poésie. Elle s’y déploie et y révèle tout son intense parfum d’absolu, riche de tant de sortilèges.
Éveillée durant l’enfance, la sensibilité musicale du dénommé Berrocal (et prénommé Jacques à sa naissance, en 1946) a d’abord baigné dans une atmosphère religieuse. Gamin, il chante des motets de la Renaissance au sein d’une chorale et vibre à l’écoute de chants d’église accompagnés à l’orgue ou à l’harmonium. Adolescent, il cède à l’irrésistible attraction de ces musiques du démon que sont le jazz et le rock, alors en plein essor.
Un soir de 1960 ou 1961 (sa mémoire vacille légèrement), il entend un morceau d’Ornette Coleman à la radio et prend de plein fouet la bourrasque du free-jazz. « Un vrai choc, nous confie-t-il aujourd’hui. Avant, j’écoutais déjà du jazz (Duke Ellington, Louis Armstrong, Django Reinhardt…) mais je n’avais jamais entendu quelque chose comme ça. C’était une autre manière d’envisager la musique. »
Le sort en est jeté : sa vie sera dédiée à la musique, autrement. Chantant un peu (en yaourt) dans un petit groupe de rock, il commence aussi – et surtout – à jouer de la trompette, qui va devenir son instrument fétiche. Il réalise ses premières grandes frasques musicales durant les années 1970. Véritable ovni sonore, planant très au-dessus de l’ordinaire, l’album Musiq Musik, enregistré en trio avec Dominique Coster et Roger Ferlet, surgit en 1973 sur Futura, mythique label français de musiques affranchies.
Vont ensuite paraître Parallèles (1976) et Catalogue (1980), deux autres superbes prototypes d’une musique venue d’ailleurs, à la fois savante et sauvage, expérimentale et directe. Signés du seul nom de Berrocal, grand ordonnateur de chaos, ils ont été façonnés avec divers comparses, dont Roger Ferlet et Jean-François Pauvros. Cette trilogie inaugurale a récemment été rééditée en un coffret classieux par Rotorelief, label breton spécialisé dans l’exhumation de raretés dissonantes.
Dans les années 1980, avec Jean-François Pauvros et Gilbert Artman comme principaux acolytes, Jac attaque fort au sein du groupe Catalogue, plutôt turbulent, qui gravite quelque part entre free-rock, post-jazz et no-wave. Capté live lors de deux concerts à Bâle en avril 1982, l’album Pénétration (1982) – propice à une parfaite déflagration – représente l’acmé de leur trajectoire. Y éclate en particulier l’insurpassable « Khomeiny Twist », tube explosif au son abrasif et au groove convulsif.
Au cours de ces mêmes années 1980, en marge de Catalogue, Jac Berrocal publie Hotel Hotel (1986), très bel album rêveur et voyageur, qui trouve refuge chez Nato, autre label français de référence en matière d’émancipation sonore. Démarrant avec le susnommé La nuit est au courant (1991), splendide disque erratique, la décennie suivante est marquée notamment par une liaison artistique fertile avec le duo avant-gardiste portugais Telectu.
En 1997 paraît The Oblique Sessions, album conçu en quatuor avec deux autres musiciens français hors normes – Pascal Comelade et Pierre Bastien – et le batteur allemand Jaki Liebezeit (qui fut membre de l’illustre groupe Can) : un éloge exaltant de la beauté oblique en musique.
Plus discret au début des années 2000, Jac Berrocal – sur lequel le temps n’a visiblement aucune prise – redouble à nouveau de créativité depuis 2009. Enregistré avec la participation de plusieurs complices (Ron Anderson, Jack Belsen, Marie Möör, Claude Parle…), l’éblouissant album MDLV (2014) témoigne d’une originalité toujours aussi radicale et apparaît comme un jalon majeur dans son parcours.
Sorti ce printemps chez Nato, son tout nouvel album, l’excellent Fallen Chrome, a été fomenté avec Riverdog, duo composé de deux jeunes musiciens américains, Léo Remke-Rochard et Jack Dzik, ces derniers ayant pris contact spontanément avec leur aîné français. Après un échange de courriers et d’idées, ils sont venus en janvier 2020 à Paris pour enregistrer. « C’est très stimulant de jouer avec eux, ils m’apportent une grande fraîcheur », lance Jac Berrocal, visiblement ravi de l’expérience – autant que l’on peut l’être à l’écoute de ce puissant flux électrique et poétique.
L’homme à la trompette ivre développe en outre depuis quelques années une collaboration féconde avec deux musiciens français, Vincent Epplay et David Fenech. Leur discographie commune compte déjà trois albums. Le dernier en date, Exterior Lux, vient de paraître. Sur scène, leur musique – sorte de free-rock synthétique, d’une grande densité atmosphérique – entre en dialogue avec des films réalisés par Vincent Epplay, le tout invitant à une complète immersion.
Le trio est à l’affiche de l’édition 2021 – spécialement attractive – de Sonic Protest, fameux festival francilien dédié aux musiques dissidentes. « Je ne sais pas encore dans quel état d’esprit je serai exactement le soir du concert mais ça va être une grande joie, c’est certain. Ça va secouer. »
Sonic Protest, du 24 juin au 11 juillet, Paris et Île-de-France.
Jac Berrocal, David Fenech et Vincent Epplay en concert le 2 juillet à La Parole errante, Montreuil (93).