La truffe dans les jonquilles, le bec en l’air
Bouche bée, narines frémissantes et yeux grand ouverts, nos sens palpitent dans cette sélection de livres. C’est parti pour un plongeon dans la nature et les couleurs, les sensations et le savoir.
dans l’hebdo N° 1658 Acheter ce numéro
Ours bleu myrtille, suricates en farandole, troglodyte mignon, lièvre de mer et musaraigne aquatique, dragon et diable (1)… Des animaux en pagaille parcourent prairies fleuries, lacs et estrans, rues et jardins. Foin de masque ! Les sens aux aguets, la curiosité en floraison, nous partons à l’aventure grâce à une poignée de livres jeunesse. Il y aura des histoires réjouissantes dans L’Omelette aux myrtilles et L’Anniversaire du roi, des leçons de choses stupéfiantes avec Je suis un oiseau des villes, Eau salée et Eau douce, et une visite architecturale passionnante (Tous les jardins sont dans la nature).
Revenons à cet ours bleu myrtille, héros de Charlotte Lemaire et de son livre L’Omelette aux myrtilles. Le voici assis dans un champ de jonquilles immenses et désordonnées. Au loin, une maison rose est entourée de baies bleues. Ours, jonquilles, maisons et baies emplissent de leur couleur la double page autrement verte – vert d’herbe, vert d’arbres, vert sapin et peut-être même vert nuage. Grandiose (c’est son nom !), Cerf et Claudie se baladent en des tableaux riches et saturés, peints à l’acrylique afin d’y ensevelir totalement le blanc de la page. Les couleurs sont omniprésentes, dans leur palette simple – bleu myrtille, jaune jonquille, rose framboise, vert pelouse. Le trait est naïf ; la composition, complexe, joue des échelles, des masses et des détails ; le texte se fait discret, la narration chaotique et astucieuse.
« J’ai d’abord des envies d’images, explique Charlotte Lemaire, puis de petits morceaux de phrase, voire juste un mot parfois. Je construis l’histoire en assemblant ces éléments visuels et textuels, et je crois qu’à cette étape-là je tiens l’essentiel de ce que je veux raconter. » D’ailleurs, c’est avec grande hâte que nous attendons la sortie, dans un an, du prochain livre de Charlotte Lemaire, aux chouettes éditions Biscoto.
Un tout autre équilibre préside à L’Anniversaire du Roi : le récit de Przemek Wechterowicz, auteur reconnu internationalement et quatre fois sélectionné par les White Ravens (2), y est lui aussi roi. Ou du moins colonne vertébrale, puisque les illustrations de Kasia Walentynowicz ne sont certainement pas de moindre valeur. L’histoire est un poème avec introduction proclamée et chute amusée (mais chut !). Chaque double page s’élabore autour d’un court quatrain rimé, surtout classique, parfois excentrique (« Les hippopotames ont pêché / La perle rare – une truite dorée. / Une toison au sommet du crâne, / Elle ne nage que dans du champagne. »). Plutôt que de peindre les animaux par horde, Kasia Walentynowicz recentre l’image sur une poignée d’entre eux pour chaque espèce, évitant ainsi à L’Anniversaire du Roi un aspect trop martial et courtisan ; de même la peinture, en ne se pliant jamais aux mêmes règles de composition, apporte une belle liberté. À la gouache printanière, les contours et motifs souvent rehaussés d’un trait noir, les animaux posent dans une nature sans perspective, où fleurs, fruits, champignons, arbres s’agencent souvent géométriquement et parsèment avec régularité la feuille blanche et les montagnes vertes. Hyènes, mandrills, buffles et même racines de mandragore nous regardent du coin de l’œil, ou de front, et nous embarquent dans leur épopée miniature.
Loin de la fable, pour ses vingt-sixième et vingt-septième livres, Émilie Vast continue d’explorer la nature avec ce duo Eau douce et Eau salée. La conception des deux livres s’amuse d’une même architecture aux quelques variations significatives. Ainsi, ils sont tous deux à l’italienne (c’est-à-dire en format paysage) mais Eau douce est relié par le haut, et Eau salée sur la gauche. Ils alternent tous deux une double page contenant uniquement une illustration et une autre regroupant les notules explicatives. Les illustrations s’enchaînent en plan fixe, comme si l’œil ne bougeait pas, observant la nature seule évoluer. Mais Eau douce s’intéresse aux fluctuations saisonnières alors qu’Eau salée dessine celles d’une mer qui monte (ce qui est visuellement plus facile à lire). Des textes courts, et à la science exacte, succèdent donc aux dessins -d’Émilie Vast. Fait d’aplats, de formes précises et de teintes douces, le réalisme de cette auteure emplit le foisonnement vital de silence et de paix. Une pause les pieds dans l’eau, la tête dans l’encyclopédie…
Avec Je suis un oiseau de la ville, c’est plutôt la tête en haut que tout se passe, et les oreilles aux aguets. Ce livre, réalisé par le studio de graphisme Acme et la paysagiste Delphine Jabœuf, est un guide de 34 oiseaux citadins, revenus en nombre grâce au confinement. Des plus connus comme le pigeon biset aux plus discrets comme l’accenteur mouchet, chacun a sa double page. À gauche, le nom, le lieu et la période où l’oiseau se fait entendre ; à gauche surtout, le cri s’élance selon des règles typographiques strictes, inventées pour l’occasion – mais toujours aussi réjouissant (« turr tjek tuturr tjenktutuur tsjink tchurrur tsirtjek tjenk », chante ainsi la fauvette à tête noire). À droite, deux oiseaux tête-bêche, profil femelle et mâle, et un court paragraphe de présentation. Pour rompre la monotonie, quelques doubles pages sont consacrées à des devinettes ornithologiques. L’ensemble présente une grande cohérence esthétique, où prédominent l’aplat de couleur et la simplification des formes, et s’accompagne sur Internet du chant des oiseaux décrits.
Enfin, Didier Cornille revient ! Après Toutes les maisons, Tous les gratte-ciel et Tous les ponts sont dans la nature, voici Tous les jardins sont dans la nature. Dix jardins y sont identifiés et décrits, tous occidentaux ; d’autres évoqués en complément. L’ordre est chronologique (de 1785 à 1998), et leurs créatrices et créateurs toujours présentés en premier. On découvre ainsi le parcours de Gertrude Jekyll, artiste « ratée » pour cause de myopie, qui fit de ses jardins des palettes vivantes, ou de l’Arménien Gabriel Guévrékian, passé de l’architecture au paysagisme. Jardin couleur, jardin industriel, jardin encyclopédique… Chaque exemple s’accompagne de plans et de schémas architecturaux où évoluent des silhouettes miniatures et ludiques, tous dessinés avec des traits colorés et une précision épurée. Texte et dessin ont ceci de commun qu’ils sont clairs et fourmillants, synthétiques et complets, précis sur le sujet et ouverts au thème. Et qu’ils nous donnent envie d’y regarder de plus près, quand les humains côtoient la nature.
(1) Ces deux derniers étant des éléments architecturaux de jardins.
(2) The White Ravens est un catalogue publié chaque année par l’International Youth Library à l’occasion de la Foire du livre jeunesse de Bologne (Italie), whiteravens.ijb.de
L’Omelette aux myrtilles, Charlotte Lemaire, L’Agrume, 48 pages, 16,50 euros, à partir de 3 ans, charlottelemaire.fr L’Anniversaire du Roi, Przemek Wechterowicz et Kasia Walentynowicz, traduit du polonais par Lou Gonse, MeMo, 28 pages, 15 euros, kasiawalentynowicz.com Je suis un oiseau de la ville, Delphine Jabœuf, Caroline Aufort et Élodie Mandray, Hélium, 88 pages, 17,90 euros, à partir de 5 ans. Tous les jardins sont dans la nature, Didier Cornille, Hélium, 15,90 euros, 96 pages, à partir de 7 ans.
Eau salée et Eau douce, Émilie Vast, MeMo, 36 pages, 17 euros chacun, emilievast.com