Le piège des apparences
Le pays « n’est pas en colère », a diagnostiqué le directeur d’Ipsos. Qu’en sera-t-il demain ? Car non seulement les motifs de mécontentement n’ont pas disparu, mais on peut faire confiance à Emmanuel Macron pour les remettre au goût du jour. Il a devant lui le choix du climat politique et social dans lequel se déroulera la campagne présidentielle.
dans l’hebdo N° 1660 Acheter ce numéro
Le commentateur politique a une ennemie redoutable et invisible : la taupe. « Bien creusé, vieille taupe ! », s’exclamait Marx empruntant un vers d’Hamlet. La « taupe », ce sont tous les processus politiques et sociaux souterrains que l’actualité peine à apercevoir et qui refont surface brusquement quand on ne s’y attend pas. Voir les gilets jaunes. Voir, sur un mode moins éruptif, les changements en profondeur qui travaillent la société et rendent trompeuse la cartographie politique. Pour le dire autrement, et de façon moins imagée, gardons-nous des apparences. Au lendemain d’élections régionales et départementales marquées par une abstention massive, l’humeur est au désenchantement démocratique. Les jeunes, entend-on un peu partout, ne s’intéressent plus à la politique. Et la France, qui a reconduit les sortants, est définitivement conservatrice. Le pays « n’est pas en colère », a diagnostiqué le directeur d’Ipsos. Il ne l’est pas en effet à l’heure d’un déconfinement plutôt réussi, et à la veille de ce qu’on appelle la trêve estivale. Macron est « stable » dans les sondages. Et la défaite de la France à l’Euro de football fait plus causer que la raclée de LREM aux régionales. Qu’en sera-t-il demain ? Car non seulement les motifs de mécontentement n’ont pas disparu, mais on peut faire confiance à Emmanuel Macron pour les remettre au goût du jour. Dès le lendemain d’une défaite historique, il est visiblement tenté de rouvrir les hostilités pour couper l’herbe sous le pied de ses rivaux de droite ragaillardis par le scrutin de dimanche. Quoi de mieux pour cela qu’une bonne réforme des retraites, même abâtardie, et qu’une réforme de l’assurance-chômage tout juste ripolinée pour passer le cap du Conseil d’État ?
Tactiquement, le candidat-président y a intérêt. Xavier Bertrand, qui se dresse désormais sur son chemin, aura du mal à faire mieux, ou pire. Bien sûr, il n’ignore pas que la relance de l’offensive antisociale va déplaire aux classes populaires. Mais de ces classes populaires, il a fait électoralement son deuil. Le hic, c’est qu’il risque fort de recréer un contexte de violence sociale qui pourrait donner une tonalité nettement moins favorable à la fin de son quinquennat. Emmanuel Macron a devant lui le choix du climat politique et social dans lequel se déroulera la campagne présidentielle. Donnera-t-il un grand coup de pied dans la taupinière ? Il y est encouragé par sa droite libérale, Bruno Le Maire en tête. Tandis que le président du Medef, en l’occurrence plutôt fin politique, n’est pas chaud. Celui-là n’ignore pas que la vieille taupe creuse toujours sous les pas trop assurés du président de la République. Si, pour des raisons d’opportunité électorale, Macron choisit l’affrontement social, il risque de redécouvrir une tout autre France que celle, paisible, que les régionales ont donné à voir.
Mais d’autres apparences sont trompeuses. Les grands espaces roses qui, au soir du 27 juin, coloraient la carte de France, semblaient nous ramener trente ans en arrière. C’était « le grand retour du parti socialiste ». Mais quel sens donner à cette vision monochrome ? Car la gauche dite social-démocrate rend compte de réalités parfois opposées. Quelle « gauche » incarne en Nouvelle-Aquitaine un Alain Rousset, électeur de Macron au premier tour de la présidentielle de 2017 ? Rien de commun avec le très unitaire Gabriel Serville, victorieux de la territoriale en Guyane. Quant à Manuel Valls, il peut bien appeler à voter contre la gauche en Île-de-France, sans que l’on songe à modifier la grammaire politique ancienne. On ne peut d’ailleurs pas incriminer les analystes. Ce sont les politiques eux-mêmes qui peuvent redonner du sens aux mots. Il ne s’agira pas seulement d’unité, mais de remodelages structurants. Ce devrait être un des enjeux de la présidentielle. Avant ou après. En attendant, l’inadéquation des étiquettes est une des raisons majeures de l’abstention. L’électorat est désorienté. Cela fait trois ou quatre décennies que la politique des grands partis de gouvernement est marquée par l’indifférenciation avec la droite. Le sentiment du « pareil au même » a envahi les esprits. Le parti socialiste, comme d’ailleurs toute la social-démocratie européenne, est gangrenée par ce mal.
La ligne de fracture est aujourd’hui de plus en plus visible entre ceux qui sont prêts à faire cause commune avec les écologistes, les communistes, voire – ça semble parfois plus compliqué – avec La France insoumise, et ceux qui préfèrent s’unir à la droite. Olivier Faure incarne à lui seul cette hésitation. Un pas en avant vers l’unité, et deux pas en arrière. La question sociale n’est pas la seule pomme de discorde. La laïcité et les principes de la République, dévoyés pour masquer une bonne dose d’islamophobie, sont aussi des armes redoutables de division. Là encore, la vieille taupe shakespearienne est à l’œuvre. Elle creuse en profondeur, et laborieusement, de nouvelles galeries qui, tôt ou tard, redessineront l’espace politique à gauche sur des bases nouvelles, écologistes et sociales. Il faut espérer que pour des raisons de chapelle et de rivalités personnelles ceux qui sont en charge des partis de gauche accompagnent les évolutions qu’exige notre époque.
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.
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