Lepénisation des esprits, les digues ont sauté

Poussé par certains médias, le RN impose son programme dans les discours et dans les lois jusqu’au sein de la gauche. Sans aucun impact sur ses résultats électoraux. Un naufrage démocratique.

Michel Soudais  • 9 juin 2021 abonné·es
Lepénisation des esprits, les digues ont sauté
© BAPTISTE ROMAN/AFP

Les idées d’extrême droite imprègnent de plus en plus le débat public. Emmanuel Macron, élu pour faire barrage à Marine Le Pen, a conçu le projet, voilà déjà presque deux ans, de la concurrencer sur les sujets dits, non sans une pointe de pédanterie, « régaliens ». Soit la lutte contre l’insécurité, l’immigration et le communautarisme. Sur ces terrains, de la loi sécurité globale à la loi sur le séparatisme, en passant par la chasse à l’islamo-gauchisme ou la suppression de l’Observatoire sur la laïcité, venant après la très sinistre loi asile et immigration et les poursuites contre ceux qui viennent en aide aux migrants et réfugiés, le gouvernement a multiplié les clins d’œil à l’extrême droite, en reprenant ses obsessions, son vocabulaire et certaines de ses propositions. Non sans surenchères.

On a ainsi vu en février un Gérald Darmanin juger Marine Le Pen « un peu molle » face à l’islamisme dans un débat sur France 2. Dans une confrontation plus confidentielle organisée par TV Rennes et Ouest France, le 19 février, Florian Bachelier, premier questeur LREM de l’Assemblée nationale, et Gilles Pennelle, vieux routier du parti lepéniste, regrettaient que la loi séparatisme n’aille « pas assez loin ». Sur CNews, le 4 juin, Xavier Iacovelli, vice-président du groupe LREM au Sénat, vantait ainsi l’action du gouvernement face à une députée LR : « Aujourd’hui on a 30 % de moins de naturalisations que lorsque vous étiez aux affaires avec François Fillon et on a 30 % de plus de reconduites à la frontière. »

Ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement prétend réduire l’audience électorale de l’extrême droite en répondant aux prétendues inquiétudes de son électorat. Après la présidentielle de 2002, qui avait vu Jean-Marie Le Pen se qualifier pour le second tour, Jacques Chirac s’y était essayé. Son ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, avait multiplié les lois et les déclarations musclées. Une politique poursuivie après son élection à l’Élysée en 2007. Sans succès. Car si le score électoral de Jean-Marie Le Pen a bien chuté à ce scrutin (10,4 %), en 2012, Marine Le Pen rassemblait plus d’électeurs que son père en 2002, en pourcentage (17,9 %) et en voix.

Comme Évelyne Sire-Marin, alors présidente du Syndicat de la magistrature, en avait fait la démonstration (1), Nicolas Sarkozy avait pourtant mis en œuvre, en matière judiciaire, ce que le FN proposait dans ses programmes de 2003 et 2007. Le FN promettait, par exemple, d’« expulser les délinquants étrangers » ; la droite a allongé, en deux lois, le délai de rétention des sans-papiers de 12 à 45 jours, une autre loi autorisait à vérifier les ADN pour les demandes de regroupement familial et les expulsions dépassaient l’objectif de 28 000 par an. Autre promesse du FN : « Organiser une coopération étroite entre police et justice » ; une circulaire de 2004 enjoignait aux policiers de faire des remontrances aux procureurs si leurs décisions ne leur convenaient pas, leur donnant de fait ce « droit de regard » sur la justice suggéré récemment par le socialiste Olivier Faure. Citons encore, et sans exhaustivité aucune, les peines planchers, promptes, l’augmentation des places de prison, la création du délit de racolage passif…

Depuis l’accession à la tête du parti de Marine Le Pen, la dédiabolisation va bon train.

Après une dizaine d’années de lois sécuritaires, le FN n’avait plus grand choses à avancer, si ce n’est la « déchéance de nationalité en cas de crime ou délit grave » – mesure que François Hollande et Manuel Valls ont tenté d’imposer en 2016 –, l’assouplissement des règles d’emploi des armes à feu par la police – acquise dans la loi 28 février 2017 sur la sécurité nationale, dernière loi du quinquennat Hollande – et toujours la création de nouvelles places de prison suivant un nombre variable à chaque élection (75 000 en 2012, 40 000 en 2017 et 2021).

« Peser sur son temps »

Tous ces terrains ont été cédés, alors que le Front national repeint en Rassemblement national n’a jamais été en mesure d’exercer le pouvoir, ni d’y être associé. Sans nullement freiner sa progression ni son influence. À la plus grande satisfaction de Marine Le Pen : « Aujourd’hui nous sommes le cœur politique du pays. C’est sur les grandes options du RN que se positionne quasiment l’intégralité de la classe politique française », se félicitait-elle le 3 juin, en présentant son parti comme « une force d’attraction ». Son père ne disait pas autre chose quand, après sa première percée électorale nationale (2), il expliquait, dans Le Monde (21 novembre 1984), que la politique consiste à « peser sur son temps, sur les décisions du pouvoir, sur la pensée politique ». « Je pèse en m’exprimant, j’oblige toute la politique française à se droitiser, à se déterminer par rapport à moi. »

Cette droitisation, Robert Badinter lui avait donné un nom. À l’occasion d’une énième loi sur l’immigration présentée par la droite chiraquienne en janvier 1997, le père de l’abolition de la peine de mort avait dénoncé au Sénat une « lepénisation des esprits ». Elle n’a cessé de s’étendre, tel un virus. Singulièrement depuis l’accession à la tête du parti familial, en 2011, de Marine Le Pen, dont le projet de dédiabolisation a été pris pour argent comptant. Conduisant, en quelques années, grâce à de multiples complicités intellectuelles et médiatiques, à sa banalisation.

Dans les débats actuels, Marine Le Pen passe ainsi, dix ans après qu’elle a commencé à s’en réclamer, pour une défenseuse de la laïcité aux yeux de la plupart des commentateurs et responsables politiques. Elle a sur ce sujet bénéficié d’une caution bourgeoise : « En dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité », déclarait Élisabeth Badinter en septembre 2011 (3), négligeant que le fait que la chef de file de l’extrême droite avait expliqué renoncer à « la croisade » dans le seul but de ne pas s’aliéner l’opinion publique, sa laïcité permettant tout aussi bien, selon elle, d’« éviter l’islamisation de notre pays » (4). Un objectif qui a gagné depuis des adeptes jusque dans les rangs de la gauche avec Manuel Valls et le Printemps républicain.

L’obsession pour les questions identitaires et sécuritaires, portées par l’extrême droite, n’aurait pas pris tant d’importance sans la complicité d’un certain nombre de médias prétendument d’information. Ces derniers manifestent d’ailleurs à l’endroit du Front national devenu Rassemblement national une complaisance inimaginable il y a encore une quinzaine d’années, n’hésitant pas à passer sous silence des informations gênantes pour Marine Le Pen.

Les autres chaînes sont déjà tentées de se lancer dans la même course à l’échalote que CNews.

Après avoir superbement ignoré le procès du financement des campagnes électorales du parti d’extrême droite en 2012, 2014 et 2015 – soit six types d’élections –, les pseudo-chaînes d’info n’ont pas soufflé mot du verdict sévère visant des dirigeants et des prestataires amis du parti de Marine Le Pen (5). Ignorée pareillement la « Lettre ouverte aux Français » que celle-ci a publié le 7 décembre 2018 pour rejeter catégoriquement les modifications constitutionnelles réclamées par les gilets jaunes. Il n’est jamais non plus question des votes des élus lepénistes, ceux-ci éclairent pourtant la nature antisociale du RN. Ainsi, lors du vote du budget primitif de la région Occitanie, ses élus ont-ils demandé de supprimer les crédits pour un programme de lutte contre l’illettrisme et un autre contre le décrochage scolaire. Mais aussi des lignes budgétaires relatives aux « aides au logement et à l’habitat », à la « lutte contre les discriminations », aux partenariats avec les associations d’éducation populaire, à l’éducation à l’environnement, les lignes « innovation et création artistique et culturelle » et « économie sociale et solidaire », etc.

« Guerre civile »

On ne s’étonnera pas que Marine Le Pen se dise « assez contente de voir une télévision comme CNews procéder [à] recréer les conditions du débat, y compris de façon parfois rude », dans un entretien à L’Incorrect (avril 2021), mensuel proche de sa nièce. Il n’est pas rare de voir défiler sur les plateaux de cette chaîne trois ou quatre candidats du RN en une journée, sans compter les nombreux chroniqueurs ou éditorialistes de médias de droite extrême, tels que Valeurs actuelles, Boulevard Voltaire, Causeur, appointés par CNews pour cela.

« Ce n’est plus une chaîne d’info mais une chaîne d’extrême droite, où se déversent tous les préjugés, les lieux communs, les logorrhées », tempête l’eurodéputé EELV David Cormand. On y développe aujourd’hui « des thématiques qui étaient celles que l’on retrouvait il y a une trentaine d’années dans des arrière-salles de groupes néonazis que personne n’entendait, dénonce le député LFI Éric Coquerel, sauf que maintenant c’est devant des centaines de milliers de personnes ».

La thématique d’une émission du 14 mai interrogeait ainsi benoîtement : « La France au bord de la guerre civile ? » Oui, répond un Éric Zemmour pour qui cette guerre « a déjà commencé » (6). « Aujourd’hui, le peuple français est en danger de mort, la civilisation française est en danger de mort », affirmait le 4 juin le polémiste en intimant cette alternative à Raphaël Enthoven, venu se perdre sur CNews : « Et vous, vous devrez choisir entre être collabo de ceux qui veulent nous tuer ou être finalement avec nous, malgré votre désaccord philosophique. » Trois jours plus tard, le philosophe médiatique tweetait qu’à choisir entre Le Pen et Mélenchon, il voterait… Le Pen.

Loin de chuter, l’audience de cette chaîne de Bolloré ne cesse de croître, tirée par son « Face à l’info », avec Zemmour, qui enregistre des pics à plus d’un million de téléspectateurs entre 19 h et 20 h, et « L’heure des pros », animée par Pascal Praud, qui occupe des créneaux le matin et le soir. Pour la première fois depuis sa création en 2017, elle s’est classée le 3 mai en tête des audiences des chaînes d’info, et a à plusieurs reprises réédité la performance, atteignant jusqu’à 3 % de part d’audience. De quoi craindre un phénomène d’entraînement, les autres chaînes étant déjà tentées de se lancer dans la même course à l’échalote que les politiques. Avec ce résultat catastrophique que l’extrême droite n’a jamais été aussi forte.

(1) Politis n° 1177, 17 novembre 2011.

(2) Aux élections européennes de 1984, la liste de Jean-Marie Le Pen a obtenu 10,95 % des suffrages et envoyé 10 député·es au Parlement européen.

(3) Le Monde des religions, 28 septembre 2011.

(4) Présent, 22 décembre 2010.

(5) https://www.politis.fr/articles/2020/06/un-silence-coupable-et-complice-42058/

(6) Entretien au site Livre noir (6 juin 2021).

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