Les retrouvailles de la lutte anti-Cigéo
Alors que s’ouvre ce 1er juin le procès de sept opposants au projet d’enfouissement des déchets nucléaires de Bure, la mobilisation est renforcée par la prise de conscience de nombreux élus.
dans l’hebdo N° 1656 Acheter ce numéro
La paisible place Saint-Pierre, sur laquelle trône le tribunal de grande instance de Bar-le-Duc, a retrouvé les slogans, les banderoles et la ferveur des militants antinucléaires. Si l’atmosphère se veut joyeuse et déterminée, la raison du rendez-vous est grave. Du 1er au 3 juin, sept personnes comparaissent pour « association de malfaiteurs ». Elles ont été identifiées et ciblées par l’instruction judiciaire ouverte en 2017 comme opposant·es clés au projet Cigéo, ce centre de stockage qui vise à enfouir à terme plus de 80 000 mètres cubes de déchets radioactifs à 500 mètres sous les pieds des habitants de Bure, entre la Meuse et la Haute-Marne. En quatre ans, ce sont vingt domiciles perquisitionnés, dix militant·es interdit·es de se voir, des gardes à vue, une centaine de téléphones placés sur écoute, des balises posées sous des voitures, une cellule spéciale de gendarmerie consacrée à cette surveillance… Sans oublier les contrôles incessants des habitant·es et les procès à la chaîne parfois pour des délits très mineurs.
Nul doute est possible : tous les moyens ont été déployés pour user les militant·es, éteindre l’opposition dans son ensemble. Une stratégie que les sept mis·es en examen vont tenter de reprendre à leur compte pour faire éclater un procès politique : « En englobant toute la lutte dans une instruction, la justice a fait le choix de faire comparaître la lutte à la barre. Ses efforts pour individualiser et isoler des responsabilités parmi ce qu’elle désigne comme “la mouvance anti-Cigéo” ne nous trompent pas. En dissociant néanmoins les charges retenues contre les différent·es mis·es en examen, l’instruction crée de fait une distinction dans la qualité et la gravité des implications au sein de cette lutte. Afin de ne pas donner corps à cette différenciation, nous, les personnes prévenues, ne souhaitons pas individualiser nos parcours… »
Si cette féroce répression a bel et bien mis un coup de frein aux actions du mouvement anti-Cigéo, elle ne l’a pas anéanti. « Sur le fond, nous continuons à suivre le dossier comme nous le faisions dans les années 1990 en misant sur l’expertise et l’information. La mobilisation dure depuis trente ans : elle est multiforme et sait s’adapter en fonction des situations », témoigne Corinne François, du collectif Bure stop 55. Accusant un retard d’environ cinq ans dans son calendrier initial (1), l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) ne peut se permettre aucune pause.
Le 3 août 2020, elle a déposé la déclaration d’utilité publique (DUP), étape décisive pour le projet Cigéo, qui attend encore l’aval des services de l’État. En parallèle, elle doit également déposer une demande d’autorisation de création, attendue pour 2025. « Comment peut-on déclarer un tel projet d’utilité publique avant d’avoir l’autorisation de le construire et d’avoir de vraies réponses à toutes les inconnues actuelles, que ce soit sur l’aspect technologique, les questions sociétales ou encore celles de la mémoire sur des milliers d’années ? », s’interroge le mouvement anti-Cigéo, qui interprète ce dépôt de DUP comme « le sésame pour commencer à implanter physiquement Cigéo avec de lourdes infrastructures de surface ». Renforcement des routes, réfection de voies ferrées pour les trains Castor (2), un transformateur électrique de 400 000 volts, adduction d’eau, la double descenderie pour envoyer les colis de déchets dans les galeries souterraines…
La DUP permettra également de venir à bout des dernières résistances paysannes car, même si l’Andra a déjà la maîtrise de 2 700 hectares de forêts et de terres agricoles, elle a besoin d’acquérir les dernières parcelles du puzzle pour uniformiser le territoire. « Dans un premier temps, ils ont dû croire qu’ils n’auraient pas besoin d’exproprier les agriculteurs car leurs offres financières étaient assez avantageuses pour convaincre tout le monde. Mais quelques lopins de terre semblent leur échapper parce que certaines personnes ne veulent pas vendre ! », s’exclame Jean-Marc Fleury, l’un des porte-parole de l’association des Élus opposés au projet d’enfouissement des déchets radioactifs (Eodra).
Et ce coup d’accélérateur moins discret que d’acheter directement les terres et le silence des paysans pourrait relancer la mobilisation locale et faire naître une opposition plus inattendue. En mars, 24 collectivités (onze communes, deux communautés de communes, six syndicats des eaux, les conseils départementaux de la Meuse et de la Haute-Marne, la région Grand Est…) ont dû s’exprimer à propos de la DUP déposée par l’Andra. La plupart ont émis un avis défavorable, ou avec des grandes réserves et de nombreuses interrogations. Bure, village de 80 habitants en première ligne, a voté à l’unanimité contre et sa conclusion est sans appel : « Le conseil municipal sait que des réponses à toutes ces questions lui seront fournies mais qu’elles ne suffiront pas à rassurer la population, c’est pourquoi il maintiendra cet avis négatif. De plus, il est persuadé que le village de Bure mourra écrasé par le rouleau compresseur qu’est l’Andra. » Pourtant, le maire, en place depuis 1995, avait toujours soutenu le projet de laboratoire censé s’installer pour de la recherche géologique. « Les élus commencent à se rendre compte que leur commune va disparaître, que la vie de leur village est en danger et qu’ils n’auront plus aucune tranquillité. Sans oublier les risques d’accidents toujours possibles, analyse Jean-Marc Fleury, ancien maire de Varney. Ils prennent conscience que la promesse de s’arrêter au laboratoire n’était pas vraie. Ils ont un peu rêvé de toucher les subventions sans que les déchets arrivent chez eux, mais c’est impossible ! »
L’autre déclic majeur : l’avis de l’Autorité environnementale (AE) rendu en janvier 2021, qui critique sévèrement l’étude d’impact fournie par l’Andra dans son dossier de DUP. « Tant pour ce qui concerne le traitement des déchets, le type de stockage, le choix de la couche d’argilite, l’implantation exacte des installations du projet que pour l’avenir du territoire qui le porte, la prise en compte des enjeux environnementaux n’apparaît pas toujours suffisante », estiment les experts, qui remettent même en cause les perspectives de développement économique et démographique territorial reposant sur une vision de court terme. « Que ce soit sur la DUP ou sur l’avis de l’AE, l’Andra botte constamment en touche lors des réunions du comité local d’information et de suivi du laboratoire, raconte Corinne François. Les lacunes et les failles que nous dénonçons depuis toutes ces années sont enfin (re)mises en lumière. Mais ce n’est pas fini : maintenant, la prochaine étape à surveiller de très près est la phase industrielle pilote. » En effet, la loi de 2016, qui a rendu obligatoire la possibilité de récupérer les colis de déchets stockés en cas d’accident, prévoit que l’exploitation de Cigéo débute par « un test grandeur nature ». Selon les opposants, la notion de réversibilité est impossible à croire quand tous ces gigantesques travaux seront lancés. De plus, ils estiment que cela « coûterait 5 milliards d’euros, alors que les provisions financières qui sont censées permettre la gestion des déchets nucléaires les plus dangereux, et donc le financement global de Cigéo, ne représenteraient que 6 milliards ».
L’Andra vient d’annoncer la tenue d’une concertation citoyenne sur la phase industrielle pilote du 28 mai au 6 juillet, afin de « questionner la façon dont les premières années de déploiement et de fonctionnement de Cigéo doivent être menées, de réfléchir à comment assurer la confiance des citoyens au lancement du projet Cigéo et à quels moyens mettre en œuvre pour associer les citoyens à son suivi ». « Cela ressemble à une tentative de réaction face au ras-le-bol grandissant de la population locale. Il y a grand risque que ce soient des citoyens extérieurs au territoire, ignorants des enjeux, et qui arriveront aux mêmes conclusions que l’Andra… Ils cherchent à opposer les citoyens : les ploucs de la Meuse et de la Haute-Marne face aux citoyens intelligents de la ville qui réfléchissent et nous expliquent les enjeux d’un tel projet », commente avec ironie Jean-Marc Fleury.
Avec la fin de l’instruction judiciaire, le procès – tout le monde espère la relaxe pour les sept – et l’atténuation des mesures liées au covid-19, l’espoir de reprendre une activité militante plus normale, intense et nationale revient. Des comités de soutien ont été créés dans toute la France, ainsi qu’un Front juridique contre Cigéo et un Front associatif et syndical contre Cigéo, afin de reprendre le dessus dans la bataille juridique et de communication face à « la poubelle nucléaire » de Bure.
(1) Selon la loi de 2006 sur la « gestion durable des matières et déchets radioactifs », le dépôt de la déclaration d’utilité publique était prévu pour 2015 et le commencement des travaux dès 2020.
(2) Acronyme anglais pour conteneur de stockage et de transport du combustible nucléaire ou de déchet radioactif.