« Les silences des anciens d’Algérie ont été habités »
Le film de Lucas Belvaux, Des hommes, et le livre de Raphaëlle Branche, « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? », reviennent sur le sort des appelés et de leurs familles durant la guerre de 1954-1962 et les effets qu’elle a eus dans les décennies suivantes. Rencontre entre le cinéaste et l’historienne.
dans l’hebdo N° 1656 Acheter ce numéro
Entre Lucas Belvaux et Raphaëlle Branche, la rencontre avait tout d’une évidence. D’une part, le cinéaste Lucas Belvaux, qui ajoute à ses dix films précédents (Rapt, 38 Témoins, Chez nous) une œuvre profonde, intègre et d’une âpre émotion sur des êtres à qui on a infligé cette terrible épreuve que fut la guerre d’Algérie, en adaptant le roman de Laurent Mauvignier, Des hommes (1). Deux époques y sont en miroir : la guerre et ses atrocités, dans lesquelles sont plongés deux appelés, les cousins Bernard (Yoann Zimmer) et Rabut (Édouard Sulpice). Et un temps plus près de nous, où l’on retrouve, dans une petite ville de province, Bernard, alias Feu-de-Bois (Gérard Depardieu), alcoolique violent et incontrôlable, sa sœur, Solange (Catherine Frot), la seule à éprouver encore de la tendresse pour son frère, et Rabut (Jean-Pierre Darroussin), taiseux mais dont l’œil est pénétrant.
D’autre part, l’historienne Raphaëlle Branche, auteure notamment de La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962 (2), qui publie le résultat d’un travail conséquent et inédit sur les soldats et leurs familles pendant le conflit et dans les décennies qui ont suivi, à travers leurs témoignages, leurs correspondances, leurs journaux intimes. Résultat : « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? » est un livre passionnant, interdisciplinaire, renversant nombre d’idées reçues, et qui, lui aussi, n’est pas dénué d’émotion. L’historienne et le cinéaste avaient bien des idées et des impressions à échanger. Fermeture des lieux culturels oblige, cet entretien, réalisé en octobre, a attendu sept mois avant d’être publié. Depuis, le livre de Raphaëlle Branche a reçu un superbe accueil. Nous espérons qu’il en sera de même pour le film de Lucas Belvaux.
Raphaëlle Branche, qu’avez-vous pensé de Des hommes, et Lucas Belvaux, de « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? »
Raphaëlle Branche : Je trouve le film très juste. J’aime la manière d’associer à chaque personnage des lumières et des couleurs. Le personnage de Solange est très important à mes yeux, parce que les sœurs sont des personnages historiques dont on devrait parler davantage. Je trouve intéressante la manière dont Lucas utilise les images d’archives dans la dernière partie, modifiant ainsi légèrement la nature du film. De même que je l’avais été à la parution du roman de Laurent Mauvignier, je vais être très attentive à la manière dont le film sera reçu. Cela dit, je pense que le film peut toucher un très grand nombre de personnes.
« Ces hommes tentaient d’exprimer quelque chose, et si l’écoute était attentive, ils allaient plus loin. »
Lucas Belvaux : Le livre de Raphaëlle m’a troublé et doublement ému. D’abord parce que, pour construire le film, je me suis essentiellement appuyé sur le roman. Je n’ai pas fait beaucoup de lectures ou de recherches autour. Or j’ai l’impression que « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? » valide mon film point par point. C’est aussi un livre d’histoire extrêmement émouvant, parce qu’il contient de nombreux témoignages, du récit et beaucoup d’affects. Cette rencontre de l’histoire, de la psychologie, de la sociologie, de la démographie, de la médecine est impressionnante et très prenante. Comme le roman de Laurent Mauvignier, le livre de Raphaëlle offre un autre regard sur les anciens combattants d’Algérie, qui ont été globalement mal vus par la société française, et sur leurs familles. Il ouvre des voies pour la suite.
Le livre corrige une idée que l’on a sur le silence des appelés revenus d’Algérie. Il n’est pas de leur seul fait…
R. B. : Les manières dont les soldats transmettent leur expérience en Algérie ne s’expliquent pas exclusivement par la personnalité de chacun ou par la particularité de l’expérience vécue. Elles renvoient aussi aux conditions dans lesquelles ces hommes peuvent la transmettre. Celles-ci varient en fonction des familles et des périodes : il importe de prendre en compte ces deux dimensions, le milieu familial, et le contexte social et politique global. Or la société a eu un rapport changeant avec ce passé, et les familles françaises aussi ont évolué. Être le frère ou la fille d’un soldat ne signifie pas du tout la même chose dans les années 1940 et les années 2020. On peut s’en douter, mais encore faut-il pouvoir montrer quelles en sont les conséquences sur les capacités à parler ou non.
Je pense par ailleurs qu’il n’y a pas eu que des silences. « Enquête sur un silence familial » est le sous-titre de mon livre parce que cette question est omniprésente, on me l’a souvent posée et elle m’a donné envie de travailler dans cette voie. Mais, en réalité, ces silences ont été habités : par des objets, des photos, des supports potentiels de récits, des bribes d’anecdotes, qui au total vont finir par fournir une constellation imaginaire pouvant être appropriée différemment par les uns et les autres. Si les filles et les fils s’en sont saisis, c’est aussi parce qu’ils ont été sensibilisés par d’autres voies : l’école, les documentaires sur la guerre d’Algérie diffusés par la télévision, les fictions…
Pour pouvoir dire quelque chose, encore faut-il avoir une écoute…
R. B. : Oui. Je crois aux « demi-dires ». Ces hommes tentaient d’exprimer quelque chose et si, en face, l’écoute était attentive, ils pouvaient aller plus loin ; ou bien ils faisaient marche arrière. Ces mouvements, je les constate encore maintenant. Certes, on parle et on écrit davantage aujourd’hui. Mais il n’en demeure pas moins que je n’ai travaillé qu’avec des gens qui ont bien voulu me répondre. Nombreux sont ceux que la guerre des pères ou des frères continue à laisser indifférents. Et pour beaucoup, l’important est de ne pas abîmer le lien familial. Quand il est possible de raconter la guerre sans affecter celui-ci, voire en le renforçant, alors la parole se délie. S’il y a danger, tout le monde s’abstient.
« Personne en France ne veut assumer que des horreurs soient commises par ses enfants ou par ses frères. »
L. B. : Je crois qu’intervient ici le sentiment de honte. S’il n’y a pas d’écoute, c’est parce qu’on a peur d’avoir honte. À partir de 1956, tout le monde en France peut savoir que des atrocités sont commises en Algérie. Mais personne ne veut assumer que ces horreurs soient commises par ses enfants ou par ses frères. Quand ils sont en Algérie, les soldats ne racontent pas les combats, leur peur, le risque, comme le montre Raphaëlle. Ils veulent rassurer leur famille avant tout. Mais quand ils reviennent, beaucoup veulent parler. Dès la fin 1962, des récits d’ex-soldats sont réunis dans une publication d’obédience chrétienne. Mais on ne veut pas les écouter. La Ve République, notamment en décrétant l’amnistie, choisit de recouvrir d’un voile pudique tous les aspects sombres de cette guerre. Tout le monde est mal à l’aise. D’où le silence familial et le silence d’État.
Pour le livre, vous avez eu accès à des correspondances d’une richesse inouïe…
R. B. : J’ai eu beaucoup de chance que toutes ces personnes m’aient fait confiance, et qu’elles aient gardé ces correspondances. Dans les questionnaires que je leur ai préalablement envoyés, les anciens appelés m’ont tous dit qu’ils écrivaient pour rassurer. Dans les correspondances, c’est ce que j’ai constaté, c’est pourquoi ils ne décrivent pas précisément ce qu’ils font. Mais ils écrivent aussi pour se rassurer sur l’existence du lien qui perdure avec la famille. Je mets à part le cas des couples et des frères et sœurs très proches, avec lesquels se sont noués des contrats de confiance différents, permettant d’en dire davantage.
Rabut incarne le silence qui est la condition de se réinsérer, de retrouver une vie normale. Et, photographe, il est aussi celui qui regarde…
L. B. : Rabut s’en est sorti grâce à la photographie, mais aussi grâce à sa femme. C’est ce qui a manqué à Bernard, alias Feu-de-Bois. Il est incapable d’aimer. Même ses enfants, il n’arrive pas à les aimer. Il n’a pas été aimé lui-même, sauf par sa sœur Solange. Plus sa mère en disait du mal, plus Bernard faisait des bêtises, souvent avec beaucoup de cruauté.
C’est une question que je me suis posée pendant toute l’élaboration du film : alors que Rabut et Feu-de-Bois ont vécu à peu près la même expérience en Algérie, qu’est-ce qui fait que l’un s’en sort et l’autre pas. Ce qu’ils ont vécu avant la guerre est en fait déterminant.
Rabut est lui aussi un personnage complexe, dans la retenue, parfois au bord de la lâcheté…
L. B. : Rabut a été victime de Feu-de-Bois. Ils se battent à un moment donné quand ils sont en Algérie, et le second laisse le premier pour quasi mort. Rabut est resté traumatisé par cette bagarre. Il ne peut pas, des décennies plus tard, s’interposer quand Feu-de-Bois devient violent. Il a la mémoire des coups et la mémoire de la guerre. Oui, il y a une forme d’acceptation chez lui. Mais, en même temps, seul, on ne peut pas changer le cours de l’histoire.
Les voix off ont un rôle très important dans le film, elles portent la parole de chacun sans que les uns et les autres se parlent…
L. B. : Cela correspond au ressassement permanent et à l’introspection dont est faite l’écriture du roman de Laurent Mauvignier. Bernard s’adresse à Solange de façon abstraite, mais en réalité il se parle à lui-même : il a définitivement décidé de ne pas lui dire les horreurs de la guerre. De même, Rabut et Bernard se répondent en voix off, ce sont des choses qu’ils ne se sont jamais dites et ne se diront jamais. Chacun se le dit à soi-même dans un dialogue imaginaire où il fait les questions et les réponses. Au cinéma, ces voix off qui se croisent créent un effet poétique. Elles permettent de transposer le soliloque à l’écran.
« Pour beaucoup d’autres, le traumatisme a été souterrain, non accessible à la conscience. »
R. B. : On sent dans ces paroles un possible, voire un désir non abouti de se confier à l’autre.
L. B. : Oui, et cela témoigne aussi du fait que l’absence d’échange relève d’un choix. Ce silence a été mûrement réfléchi. Ça va avec l’idée de l’indicible. Laisser penser qu’on peut vivre normalement après ce qu’ils ont vu ou fait risque de changer le regard des autres. C’est ce qu’ils redoutent. Là encore, il y a la honte dont je parlais tout à l’heure.
Solange a un amour pour son frère, que Catherine Frot fait admirablement ressentir, et même partager…
L. B. : Elle est la seule à l’appeler par son prénom, Bernard, et non par son surnom, Feu-de-Bois. La seule part d’humanité qui reste à Bernard se maintient grâce à Solange. Avec aussi, pour une petite part, la patronne du bistro, qui ne le condamne pas, comme le font tous les autres.
Ce qui est d’autant plus fort, c’est que Solange lui reproche vivement d’avoir eu un propos raciste envers le voisin…
L. B. : Solange ne comprend pas son frère à ce moment-là. Il y a une part de déni, d’aveuglement chez elle. Elle ne fait pas le lien avec ce qu’il a vécu en Algérie. Rabut, lui, en est capable, mais il ne l’accepte pas, parce que son expérience de la guerre ne l’a pas rendu raciste pour autant.
Votre approche des appelés s’inscrit dans une longue durée, qui commence dès les années 1930, c’est-à-dire dès leur enfance…
R. B. : Je considère les combattants non pas uniquement dans leur fonction de combattants mais comme des hommes, avec leur existence antérieure et leurs projets. Je pense que ce déplacement du regard a des vertus heuristiques pour comprendre ce qui s’est passé. D’où le fait de travailler sur les décennies qui précèdent la guerre, ces années où ils sont encore des garçons et où leurs futures femmes sont leurs camarades d’école. Les restituer dans ce contexte-là me semble d’autant plus pertinent que leur passage sous les drapeaux est très bref à l’échelle de leur vie. Et par là, on peut étudier ce qui m’intéresse beaucoup : les assignations de rôles (des mères, des sœurs, des épouses…) dans les familles et dans la société.
Vous avez beaucoup travaillé la question du traumatisme…
R. B. : Depuis vingt ans, on a cette représentation des anciens d’Algérie tous traumatisés. Le roman de Laurent Mauvignier, publié en 2009, est le roman de son époque parce qu’il offre un visage à cette représentation commune selon laquelle les appelés sont tous revenus abîmés. Il est vrai qu’il y a eu un certain nombre de blessés psychiques immédiats. Mais pour beaucoup d’autres le traumatisme a été souterrain, non accessible à la conscience. C’est pourquoi le traumatisme intéresse beaucoup les historiens : des gens sont habités dans leur corps par des expériences qui ont trente ou quarante ans et qui soudain se manifestent au présent. D’autres, pourtant, ont connu des cheminements différents, qui ont pu être positifs.
Pourquoi avoir choisi Gérard Depardieu dans le rôle de Feu-de-Bois ?
L. B. : Quel que soit l’acteur que l’on choisit, il vient avec son histoire, sa filmographie, le spectateur a déjà un regard sur lui. Sur Gérard Depardieu, le regard est troublé depuis quelques années. Mais il est parfait dans le film. Le choisir m’a semblé relever de l’évidence tant la description que fait Mauvignier de son personnage a tous les traits de Depardieu. Mais il s’est passé la même chose avec Solange. J’ai immédiatement vu Catherine Frot dans le rôle. Elle s’est imposée à mes yeux dès ma lecture du roman.
Comment rendre humain le personnage de Feu-de-Bois ?
L. B. : C’est le même processus que celui qui a lieu lors d’un procès d’assises. Au début, on ne connaît que les faits pour lesquels le prévenu est accusé. Par exemple, le meurtre d’un enfant. Ensuite, au long du procès, le fait que l’accusé ait tué des enfants ne s’efface pas et sa condamnation est certaine, mais entre-temps il est devenu un être humain. Ici, c’est la même chose : il s’agit de donner au personnage sa complexité, sa profondeur. Cela se joue à l’écriture, étant entendu que l’écriture, au cinéma, va jusqu’à la fin du mixage, où on peut mettre plus de volume sonore, d’éructations, de grommelots…
Si on réalisait une fiction avec des appelés lucides sur les enjeux de cette guerre, donc héroïques car ceux-ci ont été rares, cette fiction serait-elle crédible ?
L. B. : J’ai lu dans le livre de Raphaëlle que certains racontent que ce qui les a bouleversés en tant qu’agriculteurs ou fils d’agriculteurs, c’est d’avoir à détruire des champs de blé. Cet acte avait une résonance énorme en eux et leur montrait que quelque chose n’allait pas. Cela les rendait lucides.
R. B. : Un homme me l’a rapporté, en effet. Quand il raconte cela à son père, c’est plus efficace que s’il lui disait : on commet des crimes de guerre, ou tu ne te rends pas compte de ce qu’est réellement la pacification.
La fiction que vous évoquez serait réaliste. Ce qui ne veut pas dire que les plus lucides n’ont pas commis ensuite des actes qu’ils n’auraient jamais pensé commettre. Je m’appuie notamment sur les carnets d’un soldat communiste qui part avec le désir de convaincre, et qui note ses échecs à ne pouvoir persuader ses camarades de ne pas assassiner, violer… Et cela l’atteint lui, parce qu’en tant qu’homme et en tant que communiste, il estime ne pas avoir été à la hauteur. Cette lucidité n’est pas la garantie d’une protection mentale. Et pourtant c’est très courageux, car il faut imaginer ce que cela signifie dans une unité militaire de tenir ce genre de rôle.
Les proches aujourd’hui ont souvent du mal à s’imaginer. Je vois bien combien les anciens d’Algérie sont choqués parfois des remarques qu’on peut leur faire – quand cela vient de leurs petits-enfants par exemple – sur le mode : « Mais enfin, Papy, pourquoi n’as-tu pas dit non ? »
Raphaëlle Branche Historienne ; Lucas Belvaux Cinéaste
(1) Minuit, 2009, collection de poche « Double », 2011.
(2) Gallimard 2001, Folio histoire 2016.
Des hommes, Lucas Belvaux, 1 h 41.
« Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? » Enquête sur un silence familial, Raphaëlle Branche, La Découverte, 511 pages, 25 euros.