Oral, ô désespoir, au nouveau bac ?
Le « grand oral » prévu dans la réforme Blanquer a été maintenu malgré la crise sanitaire. Une épreuve destinée à favoriser l’aisance verbale mais qui met en exergue les inégalités sociales.
dans l’hebdo N° 1659 Acheter ce numéro
J e vous signale tout de suite, mesdames et messieurs… que je vais parler pour ne rien dire. » Le défi de Louis*, pour son baccalauréat, sera de citer le sketch Parler pour ne rien dire de Raymond Devos. Pas dans sa copie, mais lors de l’épreuve du grand oral, qu’il passe le 25 juin. « Après tout, cet exercice est tellement flou que je vais vraiment parler pour ne rien dire », sourit le lycéen. Nouvelle épreuve prévue dans la réforme du bac, ce grand oral dure vingt minutes et compte pour 10 % de la note finale en filière générale et 14 % en filière technologique. Après avoir présenté durant cinq minutes une des deux questions qu’il a préparées durant l’année, en lien avec ses enseignements de spécialité, Louis devra échanger pendant dix minutes avec les deux enseignants du jury. Enfin, les cinq dernières minutes, il exposera son projet d’orientation.
Début mai, alors que le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, présentait les aménagements pour la session 2021 du bac, à la fois première année de la réforme et première année passée entièrement en crise sanitaire, il a maintenu cette épreuve. « Ce serait plus facile, d’un point de vue pratique, de l’annuler mais je pense que c’est bon pour les élèves de s’exercer à cela. Si on a créé cet exercice, c’est précisément parce que cette compétence est fondamentale : savoir argumenter, savoir écouter, être capable de parler tout simplement », expliquait le ministre, repoussant ainsi la revendication de certains syndicats lycéens qui, dans le mouvement #BacNoir, demandaient l’annulation de la totalité des épreuves, au bénéfice du contrôle continu.
Cette nouvelle discipline ne fait pas peur à Louis : « Après cinq ans de théâtre, je me sens plutôt à l’aise à l’oral ! » Ce n’est pas le cas de Julie*, scolarisée dans un lycée de Bretagne. « Rien que de penser à cette épreuve, j’angoisse. Depuis l’école primaire, il y a marqué “des problèmes à l’oral” sur mes bulletins de notes. Lorsque je dois prendre la parole en public, et surtout en classe, j’ai une boule dans la gorge. Le seul oral que j’ai passé de toute ma scolarité, c’est celui du brevet, et j’ai eu une très mauvaise note », explique la jeune fille, qui précise pourtant qu’à l’écrit elle est « plutôt bonne élève ».
Les élèves qui discutent de cinéma ou de politique avec leurs parents sont mieux armés.
Outre les différences de caractère, l’aisance à l’oral, notamment dans le milieu scolaire, est en lien avec l’origine sociale. On le sait depuis les textes de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, qui soulignaient que tous les enseignements présupposaient des savoir-faire, savoir-être et, dans ce cas précis, des savoir-dire qui étaient socialement marqués dans les classes sociales cultivées (1). Marie*, enseignante dans un lycée à Montreuil (Seine-Saint-Denis), l’a vérifié auprès de ses élèves de terminale. « Je leur ai demandé comment se passaient les repas chez eux, s’ils discutaient avec leurs parents et de quels sujets. Force est de constater que ceux qui se débrouillent le mieux à l’oral sont ceux qui discutent avec leurs parents de cinéma, de littérature ou de politique. Ces échanges leur apprennent à argumenter, à construire leur réflexion. Et, oui, il s’agit des élèves dont les parents sont diplômés, possèdent les codes de l’école, etc. », explique l’enseignante, qui est chargée de la spécialité « humanités, littérature et philosophie ».
Une évaluation incertaine
« Les compétences orales sont liées aux compétences linguistiques et lexicales que les enfants développent dès leur plus jeune âge », explique le sociologue de l’éducation Pierre Merle, qui a dénoncé dans une -tribune publiée par Le Monde « une épreuve mal pensée et injuste (2) ». « Le paradoxe est que ces compétences orales sont très valorisées à l’école mais peu travaillées en classe, d’où le rôle prégnant des familles dans leur acquisition. » À l’inverse d’une épreuve écrite, qui est davantage préparée en cours et sans doute plus facile à évaluer objectivement, même si elle n’est pas dénuée non plus d’enjeux en termes d’inégalités sociales. « Pour les enseignants, l’évaluation de cette épreuve est compliquée car incertaine : c’est une interaction physique, pas une copie, souligne le sociologue_. Sans en avoir conscience, les examinateurs prennent en compte la voix de l’élève, sa tenue, son physique… Autant de critères qui peuvent être discriminants. Ce grand oral risque de transformer des inégalités sociales en inégalités scolaires »_, conclut-il.
Si chaque académie ou presque s’est dotée de sa charte du grand oral en mentionnant les biais discriminants, « rien ou presque n’a été fait en amont pour réfléchir à cette évaluation », regrette Claire Guéville, professeure -d’histoire-géographie et secrétaire nationale responsable du secteur lycée au Snes-FSU, syndicat majoritaire chez les enseignant·es. « Bien sûr que les enseignants seront bienveillants, mais nous avons besoin de savoir exactement ce que l’on évalue et comment. Personnellement, je ne me sens vraiment pas à l’aise dans ce rôle : ce n’est pas mon champ de compétences. D’où la nécessité d’avoir des critères précis. » Ce qui n’est pas chose aisée lorsque les consignes divergent selon les académies : certaines ont fait circuler un tableau Excel listant des éléments formels et les points accordés, quand d’autres ont demandé une note globale.
Ce grand oral peut permettre d’améliorer l’égalité des chances, à condition d’une vraie préparation.
Artisan de la réforme du baccalauréat et directeur de l’Institut d’études politiques de Lille, Pierre Mathiot souligne l’absence de travaux scientifiques démontrant qu’une épreuve orale est plus discriminante qu’une épreuve écrite. « Il y avait un manque à combler sur l’oral : ces compétences n’étaient pas forcément acquises au lycée alors qu’elles servent plus tard. Dans le supérieur, on accueillait de très bons élèves mauvais à l’oral. En mettant en place cette épreuve, l’idée était de donner un coup de pied dans l’institution afin qu’elle s’en empare et qu’elle prépare les futurs citoyens à l’oral. » Il compte justement sur la préparation des lycéens pour réduire les inégalités sociales durant l’épreuve. Mais aucune heure consacrée à la préparation de cet oral n’est inscrite dans les emplois du temps. « Si, conformément aux vœux du ministre, le professeur souhaite, dans une classe de 36 lycéens, permettre à chacun de s’entraîner au moins une fois, avec vingt minutes d’oral et dix minutes de conseils indispensables, il lui faudrait supprimer dix-huit heures d’enseignement », calcule Pierre Merle. Un objectif impossible à atteindre alors que les programmes des enseignements de spécialité sont déjà jugés trop lourds par les profs. « Pourquoi ajouter des heures ? demande de son côté Pierre Mathiot. Les enseignants préparent aux épreuves écrites durant leurs cours, pourquoi ne pas faire de même pour l’oral ? »
Favoriser d’autres qualités
Mais comment préparer à une épreuve que certain·es enseignant·es jugent floue, dans un contexte de crise, et alors que certains lycées ont appliqué la demi-jauge et d’autres non ? D’autant que cet oral n’est pas ancré dans les connaissances acquises en cours, souligne Claire Guéville. Les textes réglementaires précisent par exemple qu’il faut « donner la priorité aux interactions avec le jury ». « C’est plus un oral de conformité sociale, en fait, estime l’enseignante. S’il est important que les élèves maîtrisent l’aisance orale, là, on a l’impression que le contenu ne sert que de prétexte pour évaluer une compétence qui n’est pas travaillée à l’école. Bien sûr qu’il est important de préparer les lycéens à l’oral, mais pas avec ces modalités. Et pas seulement en terminale ! »
D’ailleurs, cette épreuve n’est pas forcément pertinente pour toutes les spécialités : « Les lycéens qui suivent des enseignements scientifiques sont un peu déstabilisés par cet exercice, raconte Marie. C’est compliqué d’expliquer un concept ou des calculs sans support, par exemple. » La dernière partie de l’épreuve, consacrée au projet d’orientation du lycéen, pose aussi question, selon l’enseignante montreuilloise. « Mes élèves avec un projet défini sont bien plus sûrs d’eux que ceux qui ont une vague idée de ce qui veulent faire ou qui n’osent pas se projeter car ils sont toujours en attente sur Parcoursup. Et l’on sait qu’il existe aussi d’importants biais sociologiques sur l’orientation. »
Alors que plusieurs grandes écoles ont remplacé les épreuves écrites de leurs concours par des examens de dossier et des oraux, les compétences à l’oral semblent prendre davantage d’importance dans le système scolaire et dans notre société. « Les oraux ont toujours existé, mais est apparue cette idée que des entretiens à l’oral permettent de donner leur chance à des personnes qui ne l’auraient pas eue à l’écrit, explique Jean-François Amadieu, sociologue et directeur de l’Observatoire des discriminations. Ils favorisent d’autres qualités, ce qui permet plus de diversité, même si l’on sait que la valorisation de ces qualités n’est pas neutre socialement. »
Plus globalement, le sociologue estime important que les futurs citoyens soient préparés à l’oral durant leur scolarité. « Leur donner les règles du jeu social, c’est déjà lutter contre une inégalité, et je pense que les laisser dans la méconnaissance de ces règles ne ferait que les discriminer davantage. Ce grand oral peut permettre d’améliorer l’égalité des chances, à la condition de donner les moyens d’une vraie préparation. »
Que ce soit pour ses futurs entretiens d’embauche ou pour ceux d’admission, Louis voit dans cet oral un entraînement à ce que l’on va lui demander par la suite. « Après tout, apprendre à parler pour ne rien dire, c’est déjà apprendre », souligne ironiquement le lycéen.
- Les prénoms ont été modifiés.
(1) Les Héritiers, Minuit, 1964.
(2) Le Monde, 3 mars 2020..