Sur YouTube, les nouveaux visages de l’extrême droite

Papacito, « l’enfarineur » de Mélenchon… Une communauté de vidéastes proches de la droite radicale trouve sur la plateforme de Google de quoi diffuser sa haine dans une relative impunité.

Sarah Dumeau  • 30 juin 2021 abonné·es
Sur YouTube, les nouveaux visages de l’extrême droite
Le rappeur Kroc Blanc dans un clip d’« hommage » à Jean-Marie Le Pen…
© capture youtube

Face caméra, il commence sa vidéo : « Bonjour mes petits chiots ! » L’homme qui parle a le visage grimé de noir, en « black face ». Confortablement installé, il est vêtu d’une chemise blanche et d’une veste bleue. Ce jeune homme, surnommé Til, n’est autre que « l’enfarineur » de Jean-Luc Mélenchon. Celui qui se définit comme « souverainiste » et opposé à « la destruction des nations » est aussi l’animateur de la chaîne YouTube « Pourquoi ça craint ? », suivie par 21 000 personnes. Dans ses vidéos, il reçoit sur son canapé des personnalités influentes de la fachosphère, comme le rappeur nationaliste Kroc Blanc ou le royaliste Thibault Devienne.

À l’image d’Alain Soral, qui avait investi YouTube jusqu’à ce que la plateforme supprime ses vidéos en juillet 2020, une nouvelle génération de vidéastes proches des milieux de la droite radicale a fait son apparition. Papacito (l’homme qui a produit une vidéo dans laquelle il tire sur un mannequin présenté comme un électeur insoumis, et contre qui Jean-Luc -Mélenchon a déposé une plainte), mais aussi le Raptor (ex-Raptor dissident), Caljbeut, Code RNO, Bench&Cigars, Julien Rochedy… À travers des vidéos au contenu « divertissant » – musculation, dégustation de whisky « entre hommes »… – ces jeunes gens de 26 à 33 ans partagent leur avis sur l’actualité. Des thèmes reviennent régulièrement : l’importance d’être un vrai homme face à ces « connasses de féministes », le rejet de l’immigration, la passion des armes. Ils sont suivis par une communauté importante : plus de 700 000 abonnés pour le Raptor, 293 000 pour Code RNO.

Pour Julien Giry, chercheur en science politique à l’université de Tours, il ne faut pas confondre ces individus avec les « youtubeurs historiques » de l’extrême droite, tels Alain Soral ou Jean-Marie Le Pen, ce dernier ayant été l’un des premiers hommes politiques à investir YouTube, dès la campagne présidentielle de 2007. « Il y a un clivage générationnel entre des youtubeurs plus traditionnels, qui avaient une formation idéologique, et cette génération qui a un discours relativement confus et des références moins structurées », analyse le chercheur. Pascal Ricaud, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Tours, confirme : « On n’a pas l’impression qu’ils sont au service d’un projet clairement identifié, d’un objectif politique. Ils expriment plutôt une critique tous azimuts du système politique, du pouvoir, des alternatives qui ne vont pas dans leur sens. » Un avis qui ne fait pas consensus, puisque les youtubeurs sont parfaitement conscients de leur influence et utilisent l’humour pour faire passer leurs messages. Dans un entretien à TV Libertés, web TV classée à l’extrême droite, le 26 mai, Baptiste Marchais, de Bench&Cigars, explique sa démarche : « Si vous attaquez de front et faites quelque chose de vraiment politique, non seulement vous vous exposez à la censure, mais des gens seront imperméables à ce contenu. Par un contenu plus fin, plus évasif, on peut amener ces gens vers un contenu politique très frontal. »

Ces youtubeurs ne se revendiquent jamais comme proches des milieux d’extrême droite. Le Raptor se décrit comme apolitique. Mais, s’ils « ne roulent pas pour le RN », assurent les chercheurs, ils partagent de nombreuses idées avec la droite radicale. Exemple, le Raptor, de son vrai nom Ismaïl Ouslimani, dans sa vidéo « J’atomise tout ce qui bouge » du 10 mai _: « Les institutions sont devenues des ramassis à fils de pute marxistes complètement laxistes envers les délinquants et les criminels. C’est la société qui a été méchante et n’a pas déversé des milliards d’euros extorqués de force aux travailleurs honnêtes (ce qu’on appelle les impôts et les taxes) »_. Le Raptor, avec Papacito, est d’ailleurs à l’origine du mouvement Vengeance patriote, classé à l’extrême droite, comme l’a révélé une enquête de StreetPress.

Virilisme

Dans des vidéos au montage saccadé, le Raptor raconte l’actualité « avec une bonne dose de haine », comme il le dit lui-même. Pour Julien Giry, c’est grâce à cette réappropriation de la culture populaire et des codes de YouTube que ces vidéastes touchent un large public : « Ils ont intégré l’ethos du réseau, de la conflictualité, de la mise en scène, et des références à la culture populaire : la musique, les images, le gaming… Tout ça est formaté pour fonctionner. »

Ces jeunes jouent aussi avec un virilisme assumé. Baptiste Marchais (164 000 abonnés) décrit ainsi le contenu de sa chaîne Bench&Cigars : « un univers aux odeurs de diesel, d’ammoniac, de cigare et d’entrecôte grillée ». Cet ancien champion de culturisme propose des vidéos de musculation et des featuring avec d’autres stars de la fachosphère comme Julien Rochedy, ancien directeur du Front national de la jeunesse et lui-même youtubeur. S’il refuse de parler explicitement de politique dans ses vidéos, Baptiste Marchais n’hésite pas à exprimer ses opinions dans les médias, comme dans cet entretien à Sud Radio, le 23 mai, où il explique que Jean-Marie Le Pen est le seul politique qui trouve grâce à ses yeux, « mais hélas il n’est plus là ».

Autre figure des youtubeurs proches de la droite radicale, Code Reinho (ou RNO), ancien militaire, publie des vidéos sur les armes à feu et se décrit lui-même comme un « facho », tout en se retranchant derrière la provocation. Ce vidéaste était d’ailleurs présent dans la vidéo de Papacito dénoncée par Jean-Luc Mélenchon.

Ces vidéos sont suivies par une large communauté composée surtout de jeunes hommes, explique le chercheur Pascal Ricaud. « Ce ne sont pas des personnes convaincues et politisées, mais plutôt des jeunes avec un capital culturel plus ou moins limité », précise-t-il. C’est-à-dire qu’ils n’ont pas forcément une culture politique, historique et économique leur permettant de remettre en question les affirmations des youtubeurs. Pour autant, « regarder ne veut pas dire adhérer », assure Julien Giry. « Ça fait partie des éléments de socialisation d’une classe d’âge, il faut être au courant de la dernière vidéo parce que c’est marrant, ça fait du buzz. Mais, pour beaucoup, c’est simplement un usage amusant », indique-t-il.

Selon les chercheurs, il y a peu de risques que cette visibilité sur YouTube se traduise politiquement, si les youtubeurs décidaient de se présenter à une élection. « Ils jouent avant tout un rôle de catalyseur, explique Pascal Ricaud, ils incarnent ce que nombre de personnes auraient envie de dire : “merde” au pouvoir. »

la Réaction de YouTube

Face à ce déchaînement de violence, que fait YouTube ? Le règlement de la plateforme précise : « L’incitation à la haine est interdite sur YouTube. Nous supprimons tout contenu incitant à la violence ou à la haine contre des individus ou des groupes d’individus en fonction de l’âge, du handicap, de l’origine, du sexe, de la religion, de l’orientation sexuelle… » Le règlement indique également que tout contenu « déshumanisant des individus ou des groupes d’individus en les traitant de sous-hommes, en les comparant à des animaux, des insectes, des parasites, des maladies ou toute autre entité non humaine » enfreint le règlement. Au bout de trois suppressions, la chaîne est clôturée. Dans les faits, plus de 400 heures de vidéos sont diffusées sur YouTube chaque minute, les vidéos sont donc essentiellement supprimées sur signalement des utilisateurs. La vidéo est alors analysée par une équipe de modérateurs humains dans les 24 heures en moyenne, selon les informations du Journal du dimanche.

Mais les youtubeurs ont développé des stratégies pour éviter de subir la « censure » de la plateforme : « Ils évitent soigneusement certaines références et certains mots pour éviter la perte de revenus que cela peut générer pour eux. Ce sont des professionnels », explique Julien Giry. Par exemple, les mots « musulman », « noir » ou « arabe » ne seront pas employés. Une stratégie qui a toujours été celle de l’extrême droite, qui utilise un langage détourné comme « chances pour la France » pour désigner ironiquement les immigrés.

Les youtubeurs sont peu censurés par la plateforme, mais il y a des exceptions : en 2018, la chaîne de Code Reinho a été bloquée pendant trois mois pour incitation à la haine. Face à la « censure », certains ont ouvert des chaînes parallèles sur RuTube, l’équivalent russe de YouTube, encore plus permissif : on y trouve par exemple la vidéo de Papacito supprimée par YouTube après la plainte de Jean-Luc Mélenchon.

La justice a aussi du mal à se saisir du sujet, même dans le cas d’un appel au meurtre. « Il y a toujours une certaine frilosité de la justice parce que ça reste du déclaratif, il n’y a pas d’intentionnalité… et ce n’est pas toujours facile d’apporter la preuve », précise Julien Giry. En 2019, le rappeur Nick Conrad a été condamné à 5 000 euros d’amende avec sursis pour son clip Pendez les Blancs, considéré comme une « provocation au crime ». Une enquête a également été ouverte pour « provocation au meurtre » après le scandale de la vidéo de Papacito. Mais certaines victimes renoncent à porter plainte. C’est le cas de Marion Séclin, youtubeuse féministe critiquée par le Raptor dans plusieurs vidéos. Il s’est ensuivi une campagne de cyberharcèlement contre la jeune femme, déjà stigmatisée sur Internet à cause de sa vidéo sur le harcèlement de rue sortie en 2016. La youtubeuse a renoncé à déposer plainte faute de temps et d’argent, mais aussi parce qu’elle ne savait pas contre qui entamer des poursuites : plus de 40 000 personnes lui ont adressé des messages de haine.

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