Surenchère répressive à la frontière des Hautes-Alpes
Doublement des effectifs, collaborations des militaires, rétentions illégales… Les pratiques policières à la frontière franco-italienne de Montgenèvre se durcissent. Au mépris des droits humains et de la sécurité des personnes exilées.
dans l’hebdo N° 1656 Acheter ce numéro
L’effet Darmanin sur le contrôle des frontières pousse les personnes exilées à prendre encore plus de risques en haute montagne dans les Hautes-Alpes. Mais il ne dissuade pas les personnes solidaires qui se mobilisent pour leur porter assistance et les accueillir à la frontière franco-italienne depuis cinq années. Et ce malgré la pression policière et judiciaire qu’elles subissent, à l’image du procès en appel des « 7 de Briançon », qui s’est ouvert à Grenoble ce 27 mai (lire page 22). Dans la région de Briançon, des milliers de candidats au refuge transitent chaque année sur des sentiers en altitude pour éviter d’être arrêtés et refoulés en Italie. Un refoulement illégal, car les policiers ne prennent pas en considération les demandes d’asile ou la minorité des personnes.
Les mois qui ont suivi la nomination du sulfureux ministre de l’Intérieur, à l’été 2020, ont été synonymes d’une surenchère des moyens de contrôle de la frontière. Depuis mi-novembre, conformément à un engagement présidentiel sous prétexte de lutte antiterroriste, les effectifs permanents ont été doublés, portant à 60 le nombre de policiers et de gendarmes présents à Montgenèvre, station de sports d’hiver frontalière. Parallèlement, les militaires de l’opération Sentinelle assument désormais publiquement leur collaboration avec la police aux frontières (PAF). Et, le 16 janvier, les moyens héliportés du peloton de gendarmerie de haute montagne (PGHM), normalement dédiés au secours, ont servi à reconduire une famille exilée au poste de la PAF. Jusque-là, le commandement du secours en montagne refusait de participer à des opérations en dehors de sa mission légale.
Doigts gelés
Le collectif Maraude du Briançonnais, composé de 200 citoyens et des associations Tous migrants et Médecins du monde, dénonce cette situation. Chaque nuit et parfois la journée, des bénévoles « maraudeurs » parcourent la montagne du côté français du col de Montgenèvre (1 850 m) pour porter assistance et mettre à l’abri. Malgré cette présence quotidienne, les atteintes sur les corps des exilés sont toujours d’actualité. « Il y a eu des amputations de doigts gelés aussi cet hiver. Mi-février, un jeune exilé a été évacué en caisson hyperbare à Lyon à cause de gelures sévères », raconte Agnès Antoine, coprésidente de Tous migrants. Depuis le printemps 2018, cinq décès de personnes en exil ont été constatés dans la région frontalière.
Le collectif Maraude a décidé de maintenir son action durant la période estivale, contrairement aux années précédentes où elle s’arrêtait en mai et reprenait aux premières neiges. « Depuis l’été passé, énormément de familles avec des enfants en bas âge et des femmes enceintes arrivent. On ne peut pas arrêter alors que des personnes vulnérables marchent en montagne », explique Agnès Antoine. Principalement afghanes, ces familles viennent par la route dite « des Balkans », puis par l’Italie du Nord. « Elles ont subi des violences policières traumatisantes, notamment en Bosnie ou en Croatie », ajoute la responsable associative.
Les hommes originaires d’Afrique subsaharienne, moins rencontrés en 2020, reviennent aussi. « Depuis la fin de l’hiver, arrivent à nouveau des migrants qui sont passés par la Libye et la Méditerranée centrale », observe Pauline Rey, coordinatrice salariée du Refuge solidaire, le lieu de premier accueil qui se trouve non loin de la gare de Briançon. « On accueille 20 à 30 personnes par nuit. Il y en a en moyenne cent en même temps au Refuge », détaille-t-elle. Loin de la capacité de 35 personnes autorisée par la préfecture depuis l’automne. Le Refuge solidaire a mis à l’abri plus de 12 000 migrant·es depuis son ouverture à l’été 2017.
Coups de feu
Sur le trajet d’une dizaine de kilomètres depuis Montgenèvre, les agissements de forces de l’ordre françaises font parfois revivre des traumatismes. Fin mars, une enfant afghane de 11 ans a été hospitalisée en état de choc à l’hôpital de Turin, selon l’agence de presse italienne Ansa. Avec ses parents, elle faisait partie d’un groupe de 14 exilé·es arrêté·es par des gendarmes français qui auraient tiré à l’arme de poing. « Ils se sont approchés et nous ont crié de nous arrêter. Et j’ai entendu des coups de feu », a raconté la mère aux bénévoles de la Croix-Rouge. La préfecture des Hautes-Alpes a, elle, assuré dans la presse locale qu’il n’y a eu aucun tir. D’après Agnès Antoine, le groupe a été arrêté avec des armes braquées sur lui. « La famille s’était fait tirer dessus dans les Balkans. La mère a raconté qu’après leur arrestation à Montgenèvre, sa fille s’est tapé la tête toute la nuit sur le mur du préfabriqué où elle était retenue », ajoute la coprésidente de Tous migrants.
La PAF refuse quasi systématiquement que les personnes nécessitant des soins soient prises en charge en France, à l’hôpital de Briançon, le plus proche, à 15-20 minutes par la route – tandis que celui de Rivoli, dans la banlieue de Turin, est à plus d’une heure. Mi-février, l’eurodéputé EELV Damien Carême a constaté « la mise en danger d’une dame enceinte de huit mois et demi ». Présent à Montgenèvre dans le cadre d’une mission d’observation parlementaire qu’il a coorganisée tout l’hiver, il a demandé à rencontrer une famille afghane retenue au poste de la PAF. Il avait été informé que la mère était enceinte et s’inquiétait de son état de santé alors que le mercure affichait – 10 °C cette nuit-là. Les agents de la PAF lui ont assuré qu’elle allait bien sans lui permettre de la voir. Le lendemain, l’élu retrouve le père et leurs deux enfants de 4 et 6 ans à Oulx, en Italie. « On ne voit pas la maman, et le papa nous apprend que la Croix-Rouge italienne l’a conduite à l’hôpital de Rivoli parce qu’elle n’était pas bien du tout », ne décolère pas Damien Carême.
L’histoire s’est terminée avec une naissance sans complication le jour même. Mais un autre cas s’est révélé dramatique. Le 15 mars 2018, Beauty, une Nigériane de 31 ans enceinte de sept mois et atteinte d’un lymphome est décédée à l’hôpital Sant’Anna de Turin en donnant naissance par césarienne à son fils. Trois semaines plus tôt, elle avait été refoulée en Italie avec son mari. Des gendarmes français avaient arrêté le couple et déposé, sans prévenir, la jeune femme en état d’épuisement devant le local de l’association Rainbow4Africa situé dans le bourg frontalier italien de Bardonecchia. « Les coursiers traitent mieux leurs paquets », s’était alors scandalisé Paolo Narcisi, le président de l’association dans les colonnes de La Repubblica.
Cadre légal
Les agents de la PAF refusent par ailleurs que des soignants présents à Montgenèvre pour les maraudes interviennent auprès des personnes retenues. Camille, une infirmière marseillaise bénévole régulière de Médecins du monde, nous raconte comment sa proposition d’intervention médicale a été refusée au début du printemps. Elle était témoin de l’arrestation d’un exilé blessé, transféré au poste de la PAF. « Il n’arrivait plus à marcher. Il montait les escaliers de la PAF à quatre pattes. Je leur ai dit que j’étais là, que je pouvais faire des soins tout de suite. Ils m’ont envoyée balader, dit-elle. Et plutôt que d’appeler les pompiers pour qu’il soit descendu à Briançon, ils ont fait venir la Croix-Rouge italienne. » Elle considère que les policiers auraient dû la laisser intervenir en vertu de l’assistance à personne en danger.
Le tribunal administratif de Marseille a en effet tranché, le 20 décembre, pour que les membres de Médecins du monde et de l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé) puissent avoir accès au local de retenue de la PAF de Montgenèvre, afin d’apporter une assistance médicale ou juridique. Le tribunal administratif de Nice avait pris une décision similaire quelques semaines auparavant au sujet du préfabriqué de la PAF de Menton (Alpes-Maritimes). L’Anafé a également attaqué devant le Conseil d’État pour faire fermer les deux locaux où sont retenues les personnes sans aucun cadre légal. Dans une décision rendue le 23 avril, le Conseil d’État n’a pas donné raison à l’association,estimant qu’il n’y avait pas d’éléments justifiant « la fermeture immédiate de ces locaux de mise à l’abri et de rétention ».
L’évolution du cadre légal envisage de permettre des expérimentations techno-policières. Avant qu’elle ne soit partiellement retoquée par le Conseil constitutionnel (lire Politis n° 1655), la loi « sécurité globale » proposait d’autoriser l’usage des drones, envisagé notamment pour surveiller le passage des exilés. Cette mesure avait occasionné un échange vif au Sénat entre le sénateur écologiste de l’Isère Guillaume Gontard et le ministre de l’Intérieur, au moment de l’examen de la loi à la mi-mars. « C’est une nouvelle façon d’accentuer le drame qui continue de se jouer en Méditerranée, qui ne sert que l’industrie de la surveillance. La surveillance des frontières par drone semble aussi inhumaine que coûteuse », a appuyé Guillaume Gontard, selon les propos rapportés par Public Sénat. En réponse, Gérald Darmanin a fustigé des « conditions [de travail des forces de l’ordre] extrêmement difficiles. Parfois avec des militants politiques et parfois y compris avec des parlementaires qui viennent embêter, pour ne pas dire plus ».Le sénateur persiste : « Il est temps que la France respecte les droits ! »