« Une partie de l’élite a rompu avec la démocratie »

La remise en cause du désistement républicain pour « faire barrage » à l’extrême droite est d’abord la défaite de politiques qui ont en partie accepté l’agenda du RN, à droite comme à gauche.

Patrick Piro  • 16 juin 2021 abonnés
« Une partie de l’élite a rompu avec la démocratie »
Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, à la manifestation des policiers, le 19 mai à Paris.
© Kiran Ridley / GETTY IMAGES EUROPE / Getty Images via AFP

Il avait été remarqué pour In Girum (1), l’un des plus intéressants essais consacrés aux gilets jaunes. À une époque où s’entassaient des poncifs grossiers sur la sociologie de cette émergence inattendue, Laurent Jeanpierre s’était laissé traverser par ce mouvement pour tenter de le décrire et de le comprendre de l’intérieur. Il fait paraître un article, « Comment sauver les démocraties ? », dans le dernier numéro de la revue Critique, intitulé « Démocraties : la peau de chagrin (2) », dont il a participé à rassembler les contributions. On y apprend notamment que l’on recensait une centaine de démocraties dans le monde en 2011. Dix ans plus tard, c’est la domination des régimes autoritaires qui attire l’attention : ils pèsent sur 87 pays, abritant 68 % de la population mondiale ! C’est sous l’éclairage de cet inquiétant tableau que Laurent Jeanpierre incite à analyser le glissement français de la banalisation de l’extrême droite.

Le principe du « front républicain », qui engageait jusqu’à présent les formations politiques de gauche ou de la droite classique à se retirer d’un second tour afin de « faire barrage » à l’extrême droite quand elle menace de l’emporter, semble aujourd’hui se dissoudre. Quelle en est la cause, selon vous ?

Laurent Jeanpierre : Par comparaison avec d’autres pays, considérons le contexte historique. Depuis trente-cinq ans, nous assistons à une montée de l’extrême droite dans les scrutins, progression que personne ne s’est montré en capacité d’endiguer à ce jour. En parallèle, depuis moins longtemps, on voit qu’une partie de l’agenda porté par ce mouvement est prise en compte par une frange croissante des forces politiques classiques, y compris au centre gauche.

Le refus d’un front républicain, que l’on voit se dessiner explicitement dans certains territoires où le Rassemblement national est en mesure de l’emporter, à l’occasion du scrutin régional des 20 et 27 juin, me paraît signer l’ambivalence cultivée à droite à l’endroit de l’extrême droite.

Vous vous appuyez notamment sur des travaux comparatifs, au niveau international, pour souligner le risque d’une dérive en France. Quelles en sont les lignes de force ?

Je me réfère, entre autres, aux travaux des politistes états-uniens Steven Levitsky et Daniel Ziblatt (3), qui ont observé les composantes ayant permis l’élection d’un Trump aux États-Unis, d’un Orban en Hongrie, d’un Erdogan en Turquie, de dirigeants ultraconservateurs en Pologne ou en Amérique latine… Après la chute du mur de Berlin, une sorte d’euphorie faisait prédire un succès généralisé de la démocratie dans le monde. Or force est de reconnaître que ce n’est pas la trajectoire à laquelle nous avons assisté. Qu’est-ce qui a conduit, depuis une décennie en gros, au glissement de démocraties électorales vers des régimes autoritaires dans plusieurs pays ? L’exemple états-unien est édifiant : la bascule est largement due au comportement de figures « ordinaires » du Parti républicain, qui ont non seulement refusé de démoniser Trump, par opportunisme ou -démagogie, mais qui l’ont même légitimé. Le candidat n’étant pas désigné par ce camp comme l’adversaire à abattre, c’est l’idée d’un front des élites politiques en place – d’un front républicain, en France – qui disparaît. On connaît la suite. Dans plusieurs pays s’est reproduit ce schéma d’un outsider à faible pedigree, que des personnalités politiques classiques ont fini par adouber.

Dans leur raisonnement, les auteurs de cette étude établissent pour l’Europe une comparaison entre la situation actuelle et les années 1930. N’est-ce pas une exagération ?

Bien sûr, les paramètres économiques et sociaux sont différents. Mais le modèle historique de l’entre-deux-guerres a la vertu d’être européen, et donc il devrait nous interpeller. Même s’il faut se garder de pousser la comparaison à son extrémité, le pacte avec le diable de l’Allemagne nazie, auquel ont consenti plusieurs forces politiques dans différents pays du continent, trouve aujourd’hui des échos dans la manière dont certains dirigeants défendent qu’il faille « parler la langue » des électeurs du Rassemblement national pour les ramener à eux.

On peut aujourd’hui faire le parallèle avec la France, où une partie de la droite accepte la possibilité d’une légitimation de l’extrême droite. Cette dé-démonisation du Front national, puis du Rassemblement national, est à l’œuvre depuis une dizaine d’années. Elle est reprise dans les médias. Alors, quelle devient la consistance d’un front républicain quand il y a plus de proximité entre certains membres du parti Les Républicains avec l’extrême droite qu’avec la gauche ?

Et vous n’exonérez pas la gauche, dans ce tableau des glissements…

Elle a sa part de responsabilité. Je désigne en premier lieu l’absence d’unité antifasciste en son sein. Il est très révélateur, à mon sens, qu’une partie de la gauche ait accepté d’être prise en otage par la droite et l’extrême droite en participant le 19 mai à cette manifestation des policiers si polémique. Voyez les discours d’un Arnaud Montebourg (ex-PS) ou d’un Fabien Roussel (PCF). C’est le baiser de l’araignée auquel ils s’exposent !

C’est enfin la prise de position d’un Raphaël Enthoven, qui déclarait début juin qu’il -préférerait voter Marine Le Pen plutôt que Jean-Luc Mélenchon s’il était obligé de choisir. C’est le signe d’un effondrement démocratique ! Pas vraiment à l’échelon de l’épiphénomène que représentent les propos de ce bateleur, mais surtout parce que cette disparition des digues est avalisée, plus discrètement, par des politiques.

Avant même de telles manifestations, cette ambivalence s’est traduite par l’acceptation de la manière dont l’extrême droite pose les questions. Dire « ils apportent de mauvaises réponses à de bonnes questions », c’est le début d’une défaite. Et certains médias y contribuent en relativisant ces glissements, qui renvoient à la crise des partis ainsi qu’à la prééminence d’une forme d’esprit politique minimaliste. C’est un signe très préoccupant.

Au-delà des logiques d’appareils politiques et des stratégies d’alliance, il semble exister un électorat prêt à se « laver les mains » d’affrontements de second tour, opposant notamment Bertrand (LR) à Chenu (RN) dans les Hauts-de-France ou Muselier (LR) à Mariani (RN) en Provence-Alpes-Côte d’Azur. Est-ce une forme d’aboutissement d’un ras-le-bol qui monte depuis 2002, avec la « nécessité » alléguée de voter Chirac contre Le Pen – mais pour barrer quoi, au bout du compte, quand se dessine la possibilité, lors de la présidentielle 2022, d’une répétition de l’affrontement de 2017 entre Macron et Le Pen ?

Il existe peu d’études sur le comportement potentiel de cet électorat qui ne croirait plus à l’utilité d’un front républicain, pas plus comme somme de rejets individuels, initialement, que comme une possible structuration politique de l’abstention, désormais. Cette posture ne serait pas qu’électorale, mais bien une -position de fond, alimentée par l’acceptation de dirigeants politiques classiques d’une partie de l’agenda d’extrême droite – sur la sécurité, les migrations, etc. Il s’agit de leur défaite.

Depuis quelque temps, une victoire de Marine Le Pen en 2022 semble finalement possible…

De nombreux sociologues électoraux n’y croient pas. Cependant, c’est une appréciation d’avant-scrutins régionaux. Si jamais nous n’assistons pas, après le premier tour du 20 juin, à une forme de réaction à la montée du Rassemblement national, je ne donne pas cher du message ressassé du « barrage à l’extrême droite » pour la prochaine présidentielle. Voilà aussi pourquoi certains préconisent une forme d’hybridation des listes « républicaines » – gauche, droite, écologie –, si le désistement des listes minoritaires est politiquement trop coûteux, payé, comme en 2015, par une disparition totale de la gauche et des écologistes dans les parlements régionaux des Hauts-de-France et de Provence-Alpes-Côte d’Azur.

Quoi qu’il en soit, on peut sans risque parier sur une croissance de l’abstention…

Le voilà, le vote populaire majoritaire, qui n’est pas un vote d’« extrême droite », comme on veut parfois le présenter. De même que l’on a un temps assigné les gilets jaunes, avec opportunisme, à une expression populiste proche de cette mouvance. Il est très important de déconstruire le discours dominant qui renvoie la responsabilité vers ce « salaud de peuple », alors qu’en premier lieu les dérives autoritaires des régimes prennent naissance dans la sécession d’une partie des élites avec leurs valeurs. C’est l’une des rares lois que nous enseigne l’histoire, en particulier celle du XXe siècle.

(1) In Girum. Les leçons politiques des ronds-points, La Découverte, 2019.

(2) « Démocraties : la peau de chagrin », Critique, n° 889-890, juin-juillet 2021 (avec Pierre Birnbaum et Philippe Roger).

(3) La Mort des démocraties, Calmann-Lévy, 2019.

Laurent Jeanpierre Professeur de science politique à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.