Une suite d’Outrages

Nathan Réra mène une enquête fascinante sur la restitution par l’écrit puis par le cinéma, notamment par Brian De Palma, d’un crime de guerre.

Pauline Guedj  • 23 juin 2021 abonné·es
Une suite d’Outrages
Michael J. Fox et Thuy Thu Le dans Outrages, de Brian De Palma, 1989.
© Columbia Pictures Corporation / Collection ChristopheL/AFP

Dix-huit novembre 1966. Cinq GI enlèvent une jeune femme dans un hameau au sud du Vietnam. Menés par le sergent Gervase, ils font de la victime, Phan Thi Mao, leur prisonnière, avant de la violer et de l’exécuter. Parmi les soldats présents, seul Robert Storeby refuse de violenter la jeune femme. Il tente de la soigner, lui offre de la nourriture et songe à lui sauver la vie, avant d’être coupé dans son élan par l’un de ses compagnons. Au retour de mission, malgré les intimidations, Storeby dénonce les malfaiteurs. Ceux-ci seront reconnus coupables et contraints à des peines d’emprisonnement plus ou moins longues.

Quelque temps après les faits, le crime est conté dans une brève qui tombe sous les yeux du journaliste du New Yorker Daniel Lang. Celui-ci s’intéresse aux questions morales que soulève l’intervention américaine au Vietnam, et l’histoire l’horrifie en même temps qu’elle l’intrigue. Le journaliste s’interroge sur l’attitude du soldat qui n’a pas agi comme les autres, et il se lance dans une enquête qui l’occupera pendant deux ans et demi. Son texte opte pour une structure faite d’allers et retours dans le temps, avec pour principal point de vue celui du soldat récalcitrant. L’article paraît en octobre 1969, sous le titre « Casualties of War » (« Victimes de guerre »).

À la suite de sa parution, l’article connaîtra de nombreuses appropriations. Dans les années 1970, il inspire deux films, O.K., de l’Allemand Michael Verhoeven, essai avant-gardiste qui fit scandale au Festival de Berlin, et Les Visiteurs, d’Elia Kazan, qui imagine l’altercation entre les meurtriers et leur dénonciateur des années après le drame. Puis le texte est au cœur de projets inachevés, soutenus tour à tour par Fred -Zinnemann (réalisateur du film Le train sifflera trois fois), John -Schlesinger –(Macadam Cowboy) et Jack Clayton (Les Innocents). Enfin, en 1989, « Casualties of War » est adapté par le duo David Rabe-Brian De Palma, qui conserve son titre original,curieusement traduit en France par Outrages.

Lorsque l’historien de l’art Nathan Réra décide de consacrer un livre à cet épisode de la guerre du Vietnam, son projet se concentre d’abord sur le film de De Palma. Si l’œuvre est méconnue, le cinéaste la considère comme l’une de ses plus personnelles. Outrages réunit Sean Penn dans le rôle de Gervase et Michael J. Fox dans celui de Storeby, rebaptisé Eriksson. Leur interprétation est admirable et, dans sa mise en scène, Brian De Palma parvient à articuler sa naturelle virtuosité avec une grande pudeur. Décidé à écrire sur le film, Réra part en quête des différentes versions du scénario, des feuilles de service et des story-boards. Il parvient à décrocher des interviews avec le cinéaste, certains acteurs et -plusieurs techniciens.

Pourtant, au cours de ses recherches, Réra s’inquiète. Les archives sont lacunaires et la mémoire des protagonistes est peu fiable. Il faut rebondir. La solution : dépasser le film afin d’opter pour une approche plus large. Réra souhaite maintenant raconter la grande histoire, celle qui a conduit un crime de guerre à devenir le cœur d’une œuvre littéraire et d’une série de films. Son texte se divise en deux parties. Une première consacrée aux événements, à l’article de Lang et aux œuvres des premiers cinéastes qui s’en saisirent. Une deuxième dédiée à Outrages, sa préparation, son tournage, son montage.

Ouvrage-fleuve, très détaillé, le livre de Réra est une enquête passionnante qui retrace chacune des métamorphoses du fil qu’il tire. Réflexion sur la guerre, le texte est avant tout un essai sur l’adaptation. Comment s’approprie-t-on une histoire vraie dans un article, puis dans un film ? Quels épisodes décide-t-on de mettre en avant ? Quels personnages ? Comment jouer avec la réalité pour la faire exister sur un écran de cinéma ? À travers le parcours de Casualties of War, Réra décrit avec force le drame qui l’obsède et offre une leçon de cinéma, analyse subtile des relations entre images et écrit. 

Outrages. De Daniel Lang à Brian De Palma, Nathan Réra, Rouge Profond, 586 pages, 28 euros.

Littérature
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