À Avignon, on y danse, on y mange

L’un dans le In, l’autre dans le Off, deux spectacles célèbrent les rituels collectifs qui nous ont manqué cette année : le bal et le repas.

Anaïs Heluin  • 21 juillet 2021 abonné·es
À Avignon, on y danse, on y mange
© Christophe Raynaud de Lage

C’est en dehors des remparts, où se concentre l’essentiel du Festival d’Avignon, que se jouent deux spectacles qui nous font reprendre possession de manières d’être ensemble empêchées ou rétrécies par l’intrusion de ce que l’on n’a plus besoin de nommer.

En attendant le grand soir, du 8 au 25 juillet (relâches 11, 15, 16, 17 et 22), « Occitanie fait son cirque en Avignon », île Piot, 06 48 44 94 23.

Pour refaire bal, c’est sur l’île Piot qu’il faut aller. S’y dresse comme chaque été un village de chapiteaux dans le cadre d’« Occitanie fait son cirque », festival dans le festival Off où les arts de la piste sont à l’honneur. Dans En attendant le grand soir, la compagnie nîmoise Le Doux Supplice met en acrobatie le bal et les danses populaires.

Si l’on préfère les grandes tablées, les repas avec plus d’inconnus que de familiers, c’est du côté du complexe de la Barbière qu’il convenait se rendre du 14 au 20 juillet. Eva Doumbia y jouait dans le In Autophagies (histoires de bananes, riz, tomates, cacahuètes, palmiers. Et puis des fruits, du sucre, du chocolat), une « eucharistie documentaire » où la préparation du mafé se mêle subtilement au théâtre, à la musique, à la danse et à la vidéo.

Tous deux créés avant le premier confinement, ces spectacles opèrent un décalage avec les deux rituels qu’ils explorent. Ils les enrichissent d’éléments qui leur sont étrangers pour mieux faire ressentir le potentiel de transformation du quotidien qu’ils recèlent. Chacun commence d’ailleurs par un accident.

Dans Autophagies, la comédienne Olga Mouak s’écroule sur l’espace de jeu, victime d’une hypoglycémie chronique : elle est, explique-t-elle à Angelica-Kiyomo Tisseyre, qui se précipite à son secours, sujette à une « boulimie sucrière ». Elle aussi atteinte de troubles alimentaires, cette dernière annonce l’ouverture d’une cérémonie où l’« on cherche le lien entre les manières de se nourrir de chacun et l’histoire, puis avec la géopolitique », inspirée d’Une histoire politique de l’alimentation, de Paul Ariès, et de L’Empire de l’or rouge, de Jean-Baptiste Malet. Le ton du repas – il est préparé en direct parle chef Alexandre Bella Ola, qui officie d’habitude à la tête de son Bistrot afropéen à Paris –est donné. À rebours d’une conception béate du vivre-ensemble, il donne place au débat, au trouble.

En attendant le grand soir s’ouvre quant à lui par une bourde : le DJ de la soirée a « oublié les vinyles dans la voiture », il prie le régisseur du spectacle, et nous avec, de bien vouloir patienter. Interprété par Boris Arquier, qui apporte sur la piste un pan de l’histoire du nouveau cirque – il a été « clown de tôle » de la compagnie Archaos, pionnière en la matière –, ce maître de cérémonie est le pendant d’Eva Doumbia dans Autophagies. En plus comique, en plus maladroit. Alors que l’auteure et metteuse en scène s’attache à tenir les rênes de sa rencontre entre arts vivants et cuisine, Boris joue celui qui n’y arrive pas, qui perd le contrôle. Le bal acrobatique se fait alors comme malgré lui. La danse, comme le cirque, déborde l’ordre établi.

Sans que l’on s’en aperçoive, et c’est là tout leur savoir-faire, les neuf interprètes d’En attendant le grand soir entraînent progressivement toute la salle dans la danse. Salsa, tarentelle, danse scottish, tango… Transformées par le cirque et par le mouvement collectif, ces danses populaires et d’autres encore deviennent des espaces de liberté magnifiques, où tout peut advenir.

Avant de nous nourrir physiquement, la fête d’Eva Doumbia est plus intellectuelle. En partant de leurs histoires personnelles, les trois comédiennes – Eva comprise – accompagnées d’un danseur (Bamoussa Diomande) et d’un musicien (Lionel Elian) débusquent les dominations qui se cachent dans nos assiettes. De façon ludique et pédagogique, elles incarnent plusieurs aliments liés à leurs origines. On apprend ainsi que le mafé n’est pas le plat traditionnel que l’on croit : il n’apparaît que dans les années 1950, lorsque les Grands Moulins de Strasbourg commercialisent la Dakatine, contraction de Dakar et tartine. Ce qui n’empêche qu’on peut, ensemble, le déguster.

Musique
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