Cha Gonzalez : « La fête invite à l’abandon des corps »
Depuis 2015, la photographe Cha Gonzalez capture les instants de détente, de libération ou d’extase dans les milieux festifs. Un espace politique où se brisent les normes habituelles.
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Sur sa page Instagram, on voit des reportages sur des soignants en blouse bleue, des CRS à une manifestation et quelques images de belles falaises. Mais il y a aussi toute une ribambelle de personnes caressées par des lumières chaudes, les yeux mi-clos, le bras posé sur une enceinte ou un torse nu, avec ce sourire joyeux et apaisé des petits matins de fête intense. Née en 1985, Cha Gonzalez photographie, dans sa série « Abandon », ce temps suspendu au rythme des basses, quand les corps s’échappent sans direction. Fêtarde, elle avait pris l’habitude, dès sa jeunesse à Beyrouth, au Liban, de sortir avec un appareil photo. Elle capturait la nuit des jeunes de ce pays martyrisé par des années de guerre.
Sélectionnée en 2018 pour le prix -Virginia, et depuis exposée à la biennale de Clermont-Ferrand, de la Villette et de la Polka Factory, entre autres, la série de Cha Gonzalez permet aussi de documenter des espaces où une certaine forme de liberté navigue de corps en corps. Des lieux aujourd’hui dénigrés à bien des égards : les clubs français ont finalement pu rouvrir leurs portes début juillet, après seize mois de fermeture. Une période au cours de laquelle les représentants de ce secteur se sont sentis oubliés par le gouvernement. Il faut dire qu’en France la nuit inquiète les puissants, et les boîtes ne figurent pas vraiment parmi les priorités. A contrario, en avril dernier, -l’Allemagne a reconnu à ces établissements le statut de « lieux de culture ». Au même titre qu’un musée ou un théâtre.
Au-delà du dénigrement, cependant, c’est la répression qui est inquiétante. Comme à Redon, en Ille-et-Vilaine, le 18 juin, lors d’une rave party en hommage à Steve Maia Caniço, lui-même disparu dans la nuit du 21 au 22 juin 2019 au cours d’une soirée techno, à Nantes, après un dispersement violent par les policiers. À Redon, des dizaines de CRS et de gendarmes, une pluie de grenades de -désencerclement, la présence d’agents du renseignement parmi le public et le matériel détruit à coups de masse : tous les moyens sont bons pour faire taire une jeunesse privée de fêtes depuis le début de la crise sanitaire. Même si cela se termine avec une main arrachée pour un jeune de 22 ans. Le travail de Cha Gonzalez, tout en justesse, semble donc d’autant plus nécessaire.
Qu’est-ce qu’un corps abandonne quand il danse ?
Cha Gonzalez : Dans les fêtes où j’aime me rendre, les personnes présentes se défont du contrôle social qui détermine leurs faits et gestes en temps normal. Elles abandonnent leurs réflexes, perdent cette forme d’auto-censure imposée à l’extérieur, pour se couler dans quelque chose de suspendu, d’incontrôlable. C’est pour cela que l’espace de la fête est forcément politique. Il s’y joue des résistances, c’est une alternative à un quotidien très cadré, codé. En revanche, la danse ne repose pas toujours sur le même élan. Certaines personnes restent dans le contrôle de leurs gestes et expriment par ce biais leur appartenance à un mouvement, tandis que d’autres s’en emparent pour se défaire de toute forme de pouvoir, y compris sur eux-mêmes. Ce sont ces formes de libération que j’aime photographier.
Au cours d’une fête, y a-t-il des heures où les corps changent, se métamorphosent ?
Je vois ces transformations apparaître quand le temps de la fête déborde sur le jour d’après. Bien sûr, je peux prendre en photo des formes d’abandon dès 23 heures. Mais, plus la fête est longue, plus elle génère ce condensé d’émotions étranges où se mêlent l’adrénaline, la joie, la fatigue… Une espèce de transe qui, souvent, est supportée par la prise de -drogues diverses. Les corps changent donc au fur et à mesure de la soirée puis de la journée qui suit, mais ils changent aussi par rapport à -l’extérieur. De fait, le contexte sanitaire a pu introduire un rapport d’hygiène et de méfiance vis-à-vis de nos corps, et la fête permet aussi de s’en dessaisir, pendant un temps du moins. Elle donne à voir des formes d’extase qui sont toujours dépendantes, d’une manière ou d’une autre, du contexte dans lequel on se trouve.
Est-ce pour créer ce décalage avec l’extérieur que vous indiquez souvent l’heure à laquelle sont prises les photos ?
Je ne m’étais jamais posé cette question, mais, en y réfléchissant, je me souviens que cette précision sur l’heure m’était apparue naturelle au début de ma série. Pendant longtemps, les dimanches matin, après avoir donné le biberon à mon fils, je le laissais à son père et j’allais au Péripate [un squat parisien, fermé depuis 2019, connu pour ses soirées queer et dénudées – NDLR]. Il n’était pas encore neuf heures que des personnes dansaient sous les basses des enceintes, consommaient de la drogue et s’amusaient ensemble. Et moi je venais tout juste de quitter le calme de mon appartement. Ça me donnait l’impression d’être entrée dans une réalité parallèle… Je voulais que, à la lecture de la légende, on se dise : « Et moi, qu’est-ce que je faisais à cette heure-là ? »
Les personnes présentes se défont du contrôle social qui détermine leurs faits et gestes en temps normal.
Comment partagez-vous votre attention dans ces espaces bien particuliers ?
Je déclenche selon mon activité au sein même de la fête. Comme je ne consomme pas de stupéfiants et que je ne bois pas d’alcool, je noue une relation très particulière avec la musique : c’est elle qui me tient éveillée, et c’est par la danse que mon cerveau produit la dopamine, les endorphines et l’adrénaline qui me mettent au même niveau que tout le monde. J’alterne entre des moments de danse pendant lesquels je prends des images durant de courtes parenthèses où je sors de ma transe, et d’autres où je navigue dans le reste du lieu, câline mes proches, discute avec tout le monde et en profite pour photographier aussi.
Effectivement, vos clichés ne se limitent pas à des sujets qui dansent. Il y a aussi des corps endormis, enlacés, recroquevillés ou seuls…
J’aime beaucoup ces situations-là. La fête ne peut pas se limiter aux espaces réservés à la danse. Il s’y passe beaucoup d’autres choses, et l’abandon peut être aussi ce temps de l’après-exultation, celui où l’on voit deux hommes s’assoupir sur un canapé à 11 h 45, des discussions loin du ou de la DJ, une femme seule qui fume dehors. La fête est aussi un espace paradoxal, fondé à la fois sur la confiance et le risque. Grâce à la confiance, de plus en plus de femmes se sentent libres de se dévêtir. Elles sentent qu’elles peuvent le faire, au même titre que les hommes, sans que ça soit interprété comme une démarche de séduction, mais parce qu’il fait chaud, parce qu’elles en ont envie, ou tout simplement parce que c’est plus agréable. Et le paradoxe, c’est que la confiance veut s’appuyer sur un sentiment de sécurité – alors qu’il n’y a pas de sécurité dans la fête, ou du moins, pas réellement. La sécurité, elle est dans la société, dans les lois, et la fête se situe en dehors de ça, dans quelque chose d’horizontal. C’est pour ça que je préfère les petites fêtes, celles où, si quelque chose dérape, on peut le régler par la parole. En tout cas, ce sentiment de liberté et de réappropriation du corps consacre la fête comme un espace politique en tant que tel. Cela suppose aussi un rapport au corps qui rende possible un tel geste. Mais, quand ça arrive, c’est toute cette forme compliquée de l’abandon qui se présente : un acte fort mêlé à une confiance inouïe dans un moment de relâchement.
C’est peut-être une définition possible de l’abandon ?
C’en est une. Mais l’abandon par la fête renvoie aussi à ce que j’ai pu constater au tout début de mon travail sur ce sujet, au Liban, où j’ai grandi. Ce qui m’a beaucoup étonnée là-bas, c’est l’aptitude des gens à danser, à faire la fête de manière insouciante alors que l’histoire du pays renvoie forcément à la guerre. C’est cette capacité de résilience qui m’a interpellée. En guerre comme en paix, on ne peut pas se priver de fête.