Drôle de rendez-vous

Atmosphère particulière, palmarès au goût bizarre, compétition contrastée et plaisir du grand écran retrouvé : la 74e édition du Festival de Cannes reflète notre époque incertaine.

Christophe Kantcheff  • 21 juillet 2021 abonné·es
Drôle de rendez-vous
Julia Ducournau, Palme d’or pour « Titane ».
© CHRISTOPHE SIMON / AFP

Samedi 17 juillet, s’est achevée une édition du Festival de Cannes, la soixante-quatorzième, bien particulière. Le covid-19 et sa quatrième vague n’ont peut-être pas occupé tous les esprits – même si les Alpes-Maritimes font partie des départements effectuant la course en tête en ce qui concerne le taux d’incidence du variant delta –, mais leurs conséquences ont été tangibles. Si les estivants se sont mêlés aux festivaliers dans les rues de la ville, mois de juillet oblige, ceux-ci étaient manifestement moins nombreux. On estime par exemple que, sur les 4 000 journalistes habituellement accrédités, la moitié seulement étaient présents, avec une réduction remarquée des effectifs issus des -continents -asiatique et sud-américain. Les salles peinaient à se remplir. D’autant qu’une nouvelle sélection, Cannes Première, a été ajoutée cette année, avec des cinéastes ayant déjà goûté à la compétition (Todd Haynes, Andrea Arnold, Ari Folman, Arnaud Desplechin, Hong Sang-soo…), rendant encore plus cornélienne la tâche du festivalier.

Le covid a aussi perturbé la venue de stars : le cas de Léa Seydoux a été archimédiatisé. De même, les responsables du festival, le directeur artistique Thierry Frémaux et le président Pierre Lescure, ont veillé à ce que le port du masque dans les salles soit respecté, avec un succès parfois mitigé, et à ce que les gestes barrières puissent être maintenus, grâce à une nouvelle organisation qui a plutôt bien fonctionné.

Autre effet de la pandémie, nombre d’œuvres sélectionnées étaient prêtes pour l’édition de l’an dernier. D’où une tonalité générale un peu décalée. Hormis deux ou trois films (Les Olympiades, de Jacques Audiard, Les Intranquilles, de Joachim Lafosse, ou Journal de Tûoa, de Miguel Gomes et Maureen Fazendeiro, à la Quinzaine des réalisateurs), où le covid est évoqué et où des personnages portent un masque, ce que nous avons vécu depuis un an et demi semble n’avoir pas existé.

Pourtant, après l’annulation de l’édition 2020 et malgré cette atmosphère étrange, quelque chose dans l’air attestait du plaisir de profiter à nouveau des projections hors pair qu’offre le festival. Après des mois à avoir broyé du noir en entendant certains -disserter sur la mort des salles ou faire même l’éloge des plateformes – qui, rappelons-le, investissent très peu dans le cinéma d’auteur –, les amoureux du septième art savent que c’est toujours là, au sein d’une communauté de spectateurs qui se forme pour l’occasion, qu’advient le plus intime rapport à l’œuvre. C’est aussi dans les salles que les équipes des films rencontrent leur public en chair et en os.

Pour constituer la compétition, les sélectionneurs avaient eu l’embarras du choix – d’où 24 œuvres au programme contre 20 habituellement –, une pléthore de films attendant sur les rayons, confinement oblige. On pouvait s’attendre à une compétition de haut niveau. Elle a été plus variée qu’éblouissante. De l’opéra rock (Annette) au film classique suranné (L’Histoire de ma femme), du voyage en train (Compartiment no 6) au huis clos aux urgences (La Fracture), du film sur la condition des femmes au Tchad (Les Liens sacrés) au biopic sensuel de sœur Benedetta, la monotonie n’était pas de mise, même si quelques thèmes se sont révélés récurrents, comme celui de la défaillance des pères (ou de la figure masculine). La compétition fut donc hétéroclite, oscillant entre le très faible et le meilleur, trop peu sélective – inscrire 24 films en compétition était plus généreux pour les heureux élus que pertinent. Le palmarès reflète à sa façon ce constat.

Pour la Palme d’or, le choix de Titane, le deuxième long métrage de Julia Ducournau, suscite deux réactions contradictoires. D’un côté, le plaisir de voir une femme enfin distinguée à ce niveau, la seconde réalisatrice, après Jane Campion en 1993, à recevoir la récompense suprême. Pour une œuvre, qui plus est, relevant du film de genre, le gore, alors que la Palme revient trop souvent à des œuvres plus consensuelles, voire conformistes (quand on pense que ni Godard ni Kubrick ne l’ont obtenue…)

En même temps, Titane (voir p. 46), outre qu’il est parfois insoutenable, est sans finesse, démonstratif et littéral, développant un propos contemporain sur les limites floues des corps et des genres, tout en étant banal : l’héroïne est telle qu’elle est car elle n’a pas été aimée par son père…

Le Grand Prix (la deuxième récompense en ordre d’importance), avec ses deux lauréats ex aequo, témoigne aussi d’une indécision : le moyen Compartiment no 6, de Juho Kuosmanen, côtoie le laborieux Un héros, d’Asghar Farhadi.

Heureusement, le jury présidé par Spike Lee (qui a commis la plus grosse bourde de l’histoire des cérémonies de clôture en dévoilant d’emblée le titre du film palmé) a tenu à distinguer les excellents Memoria, d’Apichatpong Weerasethakul, et Le Genou d’Ahed, de Nadav Lapid (prix du jury ex aequo), Drive My Car, de Ryusuke Hamaguchi (scénario), et Annette, de Leos Carax (mise en scène). Mais ce sont là des récompenses de bas de tableau.

Enfin, les prix d’interprétation sont plutôt bien vus. Renate Reinsve est parfaite dans Julie (en 12 chapitres), de Joachim Trier, un film qui cache bien son jeu. Quant à Caleb Landry Jones, il livre une sacrée performance dans Nitram, de Justin Kurzel, qui met en scène, hélas sans inspiration, un marginal sombrant dans la violence.

À défaut d’être un grand cru, l’édition 2021 restera sans doute comme une étape charnière pour le Festival de Cannes : un moment de vraies retrouvailles cinéphiliques et un point d’appui pour réfléchir à la suite dans ces temps incertains.

Cinéma
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