Elisa Rojas, à corps déployé
Handicapée depuis la naissance, cette avocate plaide pour la reconnaissance des corps, l’émancipation et l’égalité : sortir les personnes non valides, et particulièrement les femmes, du misérabilisme et de l’infantilisation.
dans l’hebdo N° 1663-1667 Acheter ce numéro
O n est des corps qui n’existent pas », constate, non sans une pointe d’agacement, Elisa Rojas. Assise dans son fauteuil, de l’autre côté de l’écran, l’avocate spécialisée dans le droit du travail, atteinte d’ostéogenèse imparfaite – maladie génétique qui entrave la croissance et fragilise les os, appelée également maladie « des os de verre » –, nous rencontre via l’application Skype. Pleine d’humour, elle accepte de revenir, à travers son expérience, ses prises de position, son combat et le livre qu’elle a publié, sur le rapport que la société entretient avec le corps handicapé, encore considéré comme une anomalie, un dysfonctionnement. Bref, quelque chose qui ne devrait pas être.
La quadragénaire dénonce avec force cette violence qui conduit à « l’autodétestation », alimentée par les acteurs du handicap en France, qui fait qu’une femme handicapée est maintenue dans l’obligation de rêver d’être autre chose. Et se pense malheureuse par nature, puisque non conforme aux exigences du validisme. C’est pour cette raison qu’à 23 ans, en 2004, elle s’attaque au Téléthon, qui préfère « racheter, à coups de dons, la mauvaise conscience collective, plutôt que d’entamer une véritable réflexion sur le sujet. Il n’a fait qu’illustrer le désengagement des pouvoirs publics et le retard honteux de la France à l’égard de ses malades et de ses handicapé·es ».
Le Téléthon affiche deux objectifs : déclencher le plus de dons possible pour financer la recherche et l’aide aux familles de personnes handicapées, et changer le regard que la société porte sur elles. Or, pour Elisa Rojas, c’est tout l’inverse qui se produit : cette émission contribue à pérenniser l’image misérabiliste des personnes handicapées en les mettant en scène dans des postures devant susciter la pitié, alors que leur libération devrait être envisagée dans la pleine acceptation de ce qu’elles sont. « Après cinq ans d’études, je m’apprête à embrasser la profession que j’ai choisie, écrit-elle à l’époque dans une tribune parue en 2004 dans Le Nouvel Observateur et Le Monde. La nuit, je ne rêve pas de courir un cent mètres, de faire du saut à l’élastique, de ressembler à Pamela Anderson ou à Carla Bruni. Je suis bien comme je suis, fauteuil roulant compris. »
Cette prise de position détonne dans le paysage. Peu de personnes avant la jeune femme avaient osé renvoyer la balle aux valides en leur disant : finalement, le problème, c’est vous et votre vision validiste ! Elle réitère d’ailleurs son propos dans une réponse à Axel Kahn, président de la Ligue contre le cancer, qui écrivait en 2013 : « Je suis comme tous les “valides en bonne santé”, un peu honteux de mon insolente alacrité […]_. Je rêvais de pouvoir être un peu leurs jambes quand elles viennent à leur manquer, leurs yeux lorsque les leurs ne peuvent voir les images. »_ Elisa Rojas s’agace de « cette vision réductrice et misérabiliste du handicap et/ou de la maladie, que votre texte contribue à véhiculer » : « Vous semblez penser que la chance et le bonheur sont de votre côté. »
Finalement, le problème, c’est vous et votre vision validiste !
Cette fatalité du malheur, la confiscation de l’accès à des jours heureux, Elisa Rojas les refuse de tout son être. Elle l’exprime avec humour dans une comédie romantique publiée en novembre 2020 : Mister T & moi (Marabout). Elle y raconte son échec amoureux sur un ton drolatique, nous faisant partager l’expérience de l’invisibilité corporelle des femmes handicapées et de leur immense combat pour se le réapproprier.
La nécessité d’être portée par les autres en raison de son handicap est emblématique. Le corps de l’avocate est trimballé comme un objet dont elle est dépossédée. Pour accéder à son lieu de travail, elle « [se] fai[t] porter et [accepte] – presque sans broncher – ces conditions d’exercice indignes », décrit-elle dans son blog « Aux marches du palais ». Les tribunaux sont en effet inaccessibles aux personnes en fauteuil. Et cette inaccessibilité les oblige à subir une proximité forcée avec les autres. « Cette intimité forcée, c’est toutes les interventions d’une personne valide sur des actes de votre vie quotidienne personnelle […]_, et ça génère un rapport au corps complètement différent »,explique Elisa.Lorsque cette situation se produit avec un individu qu’on tente de séduire, elle en devient particulièrement délicate. Dans son roman, Elisa raconte que, lorsqu’elle sort avec Mister T, elle doit accepter qu’il la porte pour accéder à certains lieux. Et il le fait comme si elle était une peluche, décrit-elle. _« Je me retrouve très proche physiquement de la personne qui me plaît, mais je n’avais pas envie de cette proximité-là, s’agace-t-elle. Sauf que l’autre proximité, celle dont j’avais envie, est beaucoup plus difficile à obtenir, car les personnes valides ne veulent pas de celle-là avec nous. Elles veulent bien nous aider, mais pas être des partenaires à égalité. » Une femme handicapée n’est pas envisagée par les hommes valides comme une partenaire amoureuse ou sexuelle.
Tout en dénonçant l’hypersexualisation, l’auteure met en exergue les effets destructeurs de la désexualisation : « Ne pas être envisagés comme des êtres sexuels, c’est déshumanisant. Le corps des personnes handicapées soit n’est pas du tout envisagé, soit est considéré comme encombrant ou repoussant. Le seul attribut féminin non contesté aux femmes handicapées, c’est la vulnérabilité », écrit celle que tout oppose à ce caractère : Elisa est une combattante. Elle a d’ailleurs cofondé le Collectif lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation, au sein duquel elle milite pour sortir des carcans représentatifs actuels et pour qu’enfin soient abordées les problématiques d’accessibilité à l’emploi et aux études pour les personnes handicapées, dans le respect de leur personnalité.
Cette façon qu’a la société de considérer son corps a laissé à Elisa des séquelles terribles. « À force de réflexions stupides, de questions intrusives, d’interventions, de gestes médicaux et paramédicaux invasifs, de représentations inexistantes ou biaisées, à l’âge adulte, le mal est fait : je me dégoûte physiquement. Je n’aime chez moi que ce que les gens ont valorisé »,écrit-elle dans les premières pages de son livre. « Je voudrais que les psychiatres et psychologues considèrent que les personnes handicapées qui se trouvent laides sont atteintes d’une forme de dysmorphisme. J’aimerais qu’ils l’analysent comme ça et non pas qu’ils pensent que c’est normal de se trouver laide quand on est handicapée… Alors que ça n’est pas le cas : tout cela est le produit d’une société qui vous explique que vous devez changer ! » plaide-t-elle.
Le long combat de l’avocate a été nourri de nombreuses réflexions et de questionnements. Certes, il est loin d’être terminé, mais Elisa Rojas aime désormais son corps tel qu’il est. « J’adore mes seins, ils sont magnifiques et gagneraient à être connus », conclut-elle en riant. Chiche ?