En Allemagne, les locataires veulent expulser les proprios
Face aux grosses firmes immobilières qui imposent leurs conditions exorbitantes dans les grandes villes, les citoyens se mobilisent pour le droit au logement.
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Ils sont une centaine devant le bureau des élections de Berlin, ce 25 juin. Gilet sur le dos, drapeaux à la main, le tout aux couleurs jaune et violet de l’initiative citoyenne qui milite depuis trois ans pour l’expropriation et la socialisation des logements des grandes firmes immobilières actives dans la capitale allemande. L’ambiance est à la fête. Les activistes viennent déposer les plus de 349 000 signatures de Berlinoises et de Berlinois demandant un référendum local sur le sujet. Les autorités ont vite certifié que c’était suffisant pour organiser le vote, qui aura lieu le 26 septembre, le même jour que les élections législatives allemandes.
Corinna Stupka, la soixantaine, enseignante en lycée, fait partie des centaines d’activistes qui ont parcouru le pavé, les parcs et les terrasses ces derniers mois pour faire signer les Berlinois. Elle s’est engagée, aux côtés de sa fille, « parce que le logement est un droit fondamental ». « Moi aussi, j’ai été locataire, même si aujourd’hui je suis propriétaire de mon appartement. J’ai vu à quel point la situation a changé à Berlin depuis la crise financière, et en particulier depuis cinq ans, explique-t-elle. Des investisseurs qui ne savaient pas quoi faire de leur argent l’ont placé dans l’immobilier, où les rendements sont élevés. Et se loger est devenu très difficile pour les habitants. »
Depuis la fin des années 2000, en effet, le prix des loyers a doublé à Berlin, où 80 % des habitants sont locataires. Dans le même temps, des entreprises immobilières ont fait main basse sur des dizaines de milliers de logements de la ville. Pour certaines, elles ont tout simplement racheté les immeubles d’anciens bailleurs communaux privatisés ces vingt dernières années. C’est le cas de l’entreprise allemande Deutsche Wohnen, créée en 1998 par la Deutsche Bank. Elle possède plus de 110 000 logements à Berlin aujourd’hui. L’année dernière, la firme a distribué à ses actionnaires plus de 300 millions d’euros de dividendes. Comme bailleur, en revanche, elle a très mauvaise réputation : elle contourne par tous les moyens les règles d’encadrement des loyers en vigueur, les réparations ne sont pas faites quand le chauffage tombe en panne en hiver, etc.
Au moins six autres sociétés, qui possèdent plusieurs milliers de logements à Berlin, sont visées par l’initiative citoyenne « Exproprier Deutsche Wohnen & Co ». Elles se nomment Vonovia, ADO Properties, TAG Immobilien AG, Covivio (dont un quart du capital est entre les mains du milliardaire italien Leonardo Del Vecchio), Akelius (propriété du milliardaire suédois Roger Akelius, qui gère ses fonds via une fondation implantée aux Bahamas, un paradis fiscal). Même le fonds Blackstone, qui avait déjà jeté son dévolu sur l’immobilier espagnol, a acquis des milliers de logements à Berlin.
« Akelius n’est pas le plus gros propriétaire de Berlin, mais c’est le pire spéculateur. Ses loyers sont les plus élevés. Ceux qui paient le plus, ce sont les nouveaux locataires. Pour les anciens contrats, Akelius fait pression pour se débarrasser des locataires. Sinon, son profit stagne, témoigne Katja, locataire d’un immeuble qui a été racheté par le groupe suédois, et active au sein de l’initiative “Stop Akelius”, lancée en 2018. Notre objectif n’est pas seulement de défendre notre situation. Nous travaillons avec toutes les initiatives berlinoises pour le droit au logement. » Stop Akelius est aussi en lien avec des locataires de Hambourg, où l’entreprise possède des immeubles.
Face à cette évolution du marché du logement à Berlin et dans les autres grandes villes du pays, le gouvernement allemand a adopté en 2015 une loi de « frein au prix des loyers », qui devait limiter la hausse dans les zones tendues. Cela n’a pas changé grand-chose dans la capitale, où les loyers ont poursuivi leur hausse. La municipalité de Berlin, dirigée par une coalition alliant les sociaux-démocrates, les Verts et le parti de gauche Die Linke, a donc décidé en 2019 d’un plafond strict. La mesure prévoyait deux volets : un gel des loyers pour cinq ans, avec des hausses minimes permises en cas de rénovations ; puis une baisse obligatoire des loyers dépassant le plafond. Les propriétaires récalcitrants s’exposaient à une amende.
En novembre 2020, plus de 350 000 foyers berlinois ont ainsi vu leur loyer réduit. Mais les députés des partis de droite, CDU (le parti d’Angela Merkel) et FDP (le Parti libéral-démocrate), ont contesté la mesure devant le tribunal constitutionnel. Celui-ci a tranché en leur sens en avril, annulant le plafonnement, le gel et les baisses de loyers, et obligeant les locataires à rembourser rétroactivement. Les juges n’ont pas considéré que la mesure en elle-même était inconstitutionnelle, seulement le fait qu’elle ait été décidée au niveau d’une ville, la législation sur le logement étant selon eux une compétence fédérale.
La nuance ne rend pas moins amère la situation des locataires, qui ont dû débourser d’un coup parfois des milliers d’euros, et ce après plus d’un an de pandémie et, pour beaucoup, de revenus en baisse. « Akelius a immédiatement réclamé d’être payé, alors que, pour certains locataires, leur loyer représentait près du double du niveau légal mis en place avec le plafonnement, signale Katja. C’est incroyable que le tribunal constitutionnel ait suspendu cette mesure ! Je suis indignée », ajoute-t-elle.
« Le jugement du tribunal constitutionnel est politique, fortement influencé par la CDU », juge pour sa part Marco Hosemann, de l’initiative hambourgeoise « Droit à la ville ». Le groupe avait lancé une campagne il y a deux ans pour faire adopter à Hambourg les mêmes règles de plafonnement qu’à Berlin. Aujourd’hui, les initiatives pour le droit au logement demandent un plafonnement national des loyers, ou une mesure votée au niveau du pays tout entier qui permettrait aux villes de décider d’un plafonnement local.
Que ce soit à Hambourg, Francfort, Berlin, Munich ou Cologne, des locataires se mobilisent partout en Allemagne contre la hausse des loyers. « Les loyers, c’est la grande question sociale aujourd’hui », souligne Monika Schmid–Balzert, directrice de l’alliance des locataires de Bavière et porte-parole d’une campagne nationale lancée début 2021 pour un gel de six ans des loyers dans tout le pays. L’initiative, portée par des associations de locataires et des syndicats, demande aussi la construction massive de logements neufs à des prix accessibles. « Le parti social–démocrate, les Verts et Die Linke se sont attaqués à la question dans leurs programmes. Pas la CDU ni le FDP, qui veulent laisser faire le marché. Mais on voit bien depuis des années que laisser la question du logement au marché, ça ne fonctionne pas ! », ajoute-t-elle.
Le programme de Die Linke pour les élections de septembre veut rendre possible un plafonnement des loyers dans tout le pays sur le modèle berlinois et vise la construction de 250 000 logements sociaux par an. Le SPD prévoit 100 000 logements sociaux de plus par an et un contrôle strict des loyers dans les zones en tension. Les Verts veulent introduire le droit au logement dans la Constitution.
« Un plafonnement national des loyers, ce serait le minimum. Mais la vraie solution, c’est de retirer le logement du marché et de la spéculation, estime la Berlinoise Katja. Nous exigeons l’expropriation et la socialisation des immeubles d’Akelius et des autres grandes firmes immobilières. » C’est le projet de l’initiative Exproprier Deutsche Wohnen & Co, qui veut, plus précisément, que la ville achète les quelque 240 000 logements de ces grandes firmes, mais contre une indemnisation, pas au prix du marché. L’initiative s’appuie pour cela sur deux articles de la Constitution allemande qui prévoient la possibilité d’exproprier « pour le bien commun » et le fait que « le sol, les biens naturels et les moyens de production [puissent] être transférés vers une propriété publique dans le but d’une socialisation, par une loi qui règle le mode et le montant de l’indemnisation ».
Pour l’instant, c’est encore la loi du marché qui prime : en juin, Vonovia, -deuxième plus grosse firme immobilière de Berlin, a fait l’acquisition de Deutsche Wohnen. Pour autant, les activistes ne lâchent pas l’affaire. « Cette initiative nous a ouvert des perspectives, confie Isabella Rogner, une jeune habitante de la capitale qui a participé au recueil des signatures. Elle a montré que nous pouvions agir, elle a redonné du pouvoir aux gens. »