« Il y a eu un grand pas vers la liberté pour Bagui mais c’est un petit pas vers la Justice.»
En attribuant la palme d’or à Titane, de Julia Ducournau, le jury du soixante-quatorzième festival de Cannes n’a peut-être pas été si audacieux.
C ette année, pour la première fois, tous les frères d’Adama sont présents », rappelle Assa Traoré devant la mairie de Persan. Alors que les manifestations contre le pass sanitaire occupaient les centres urbains, 2.000 personnes sont venues marcher en mémoire d’Adama Traoré à Beaumont-sur-Oise, en grande banlieue de Paris.
« Cinq ans après, c’est important de mobiliser toujours autant de monde, d’autant que des trains ont été annulés », témoigne Assa. Chaque année, la difficulté d’accéder à cette ville périurbaine semble croître. La route fait plus de 60 km depuis Paris avec les gendarmes de l’Oise qui patrouillent, et en transports c’est un petit périple : « Il y a souvent des travaux et cette année la suppression des trains a tout ralenti et doublait le temps pour venir », témoigne un manifestant venu de Paris. « Il n’y a que deux trains qui arrivent aujourd’hui mais même si on doit marcher à trois, on continuera », prévient la sœur du défunt.
Une famille réunie
La marche, familles de victimes et victimes de violences policières en tête, s’élance à 15H. Comme tous les ans, un arrêt est marqué devant la gendarmerie. « C’est ici qu’ils ont laissé mon frère mourir comme un chien ! Je rappelle au monde entier que mon petit frère n’avait rien fait. C’était le jour de son anniversaire, il voulait seulement faire un tour de vélo. Ils l’ont laissé mourir dans cette cour de gendarmerie. C’est un scandale, c’est une honte ! », s’écrie Assa au micro. Sa colère est d’autant plus vive que Mediapart vient de confirmer ce que la famille n’avait de cesse de dénoncer depuis 2016 : les gendarmes mis en cause dans la mort d’Adama ont été décorés pour l’avoir « localisé » et « interpellé » ainsi que pour l’« engagement remarquable » et leur « détermination sans faille » dans cette arrestation.
« Aujourd’hui, on décore des hommes armés en uniforme pour avoir tué un homme le jour de ses 24 ans, pour avoir tué Adama Traoré ! Il est hors de question qu’on laisse passer ça ! C’est la gendarmerie de la honte ! », poursuit Assa devant la caserne. Depuis 5 ans, elle répète sans relâche que les gendarmes se sont obstinés à ramener Adama à la gendarmerie plutôt qu’à l’hôpital pour lui porter assistance ce jour-là.
Tata Traoré, la mère d’Adama, prend la parole à son tour: « Depuis que j’ai vu cet article [dans Mediapart, publié la veille de la Marche, NDLR] mon cœur saigne. Ces gendarmes, je les maudis nuit et jour. Adama, c’était toute ma vie. Ils m’ont fait pleurer, ils ont mis tous mes enfants en prison et ils font souffrir toute ma famille. On veut la Justice ! »
« Avant même cette marche, il y a eu mon procès pour diffamation en mai puis les trois semaines aux Assises pour Bagui… », souffle Assa. « Cette Marche, on la commence avec beaucoup de fatigue. »
Accusé de tentative de meurtre par plus de 70 gendarmes qui s’étaient portés parties civiles, Bagui Traoré était enfermé depuis 4 ans et demi en détention provisoire. Lui et deux autres des accusés ont finalement été acquittés le 9 juillet par la Cour d’assises de Pontoise qui a déploré « une enquête à charge pour établir la présence de Bagui Traoré à Beaumont comme si sa présence en elle-même était une preuve de culpabilité (…). La justice ne peut pas se passer de preuves, or c’est ce qu’il s’est passé dans le cas de Bagui Traoré ».
Lire > Justice : Bagui Traoré, acquitté !
« La voix vivante d’Adama », c’est ainsi que le décrit sa sœur. Bagui Traoré est en effet un témoin clé dans la mort d’Adama Traoré : « C’est le dernier à l’avoir vu vivant, c’est le premier à l’avoir vu mort, sur le sol de cette cour de gendarmerie. C’est un témoin qu’on a voulu isoler et casser psychologiquement. Mais on s’est battus, on a crié son innocence. Il y a eu un grand pas vers la liberté pour Bagui mais c’est un petit pas vers la Justice. Nous réclamons plus, nous exigeons plus », martèle Assa.
« Je suis content qu’on ait pu libérer Bagui et que tout le monde ait pu voir qu’on dit la vérité depuis le début. C’est vraiment de l’acharnement. C’est tellement énorme que ça nous donne plus de force », affirme Lassana, l’un des grands frères d’Adama, devant la presse avant la Marche.
Bagui regarde la foule de loin : « Il n’y a pas de mot pour décrire ça… Quand je vois le monde qu’il y a, ça fait chaud au cœur ! Je tiens à les remercier, c’est incroyable, c’est puissant et ça nous donne de l’espoir », confie l’homme de 29 ans à Politis, en rappelant sans relâche que ce combat porte le nom d’Adama. « On voit que notre lutte est efficace, elle paie : mon acquittement, c’est une brèche dans laquelle il faut avancer parce qu’elle ne restera pas ouverte longtemps… » Pessimiste, il a des raisons de l’être : les juges viennent d’ordonner un complément d’expertise médicale aux experts belges qui avaient estimé, en janvier 2021, que les manœuvres de contrainte des gendarmes sur Adama pouvaient être la cause de son décès.
Le long chemin vers la justice
Cette bataille d’expertises reprend puisque le dossier médical d’Adama Traoré à la médecine du travail vient d’être ajouté au dossier. « Il y a clairement une volonté de faire pression sur les experts », dénonce Youcef Brakni, membre du Comité pour Adama. La famille, en attente d’un procès, n’a de cesse.
Ce retour d’expertise est prévue pour le 31 août : « Nous attendrons cette expertise de pied ferme. Nous répondrons en conséquence », assure Assa.
Plusieurs familles de victimes sont présentes aujourd’hui. Elles racontent toutes ce chemin douloureux et tortueux vers une justice qui n’arrive jamais. « On soutient toutes ces familles qui ont un jour reçu une lettre de classement sans suite et de non lieu : ça veut dire, où se trouve Adama si ça n’a pas eu lieu ? Où se trouve Gaye ? Où se trouvent toutes ces personnes mortes entre les mains des forces de l’ordre ? On nous criminalise, on met en prison nos frères, on nous criminalise nous les victimes. C’est de l’abus de pouvoir », déclare Mélanie, membre du collectif des Mutilé-es pour l’exemple.
Dans la foule quelques gilets jaunes et des drapeaux du NPA se distinguent. Arrivée sur le grand terrain de Beaumont, l’ambiance est désormais festive : barbe à papa, barbecue, ventes de t-shirt, jeux gonflables… En coulisses, Youssoupha, Wejdene, Hatik, SaïSaï ou encore Section Pull Up se préparent à monter sur scène. « Les artistes ont répondu présents. Les enfants étaient contents et les habitants de Beaumont aussi, toujours autant soudés avec les villes alentours, ça fait du bien. Les jeunes m’ont dit que c’était une marche qu’ils attendaient chaque année. C’est devenu un bon moment », sourit Assa. « Il y a la lutte, la vérité et la justice pour Adama, mais c’est aussi important de faire plaisir aux personnes qui nous soutiennent chaque année. »
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