« Le quotidien des femmes de chambre doit être un sujet de débat dans la société »
Les employées de l’Ibis Batignolles ont lutté près de deux ans pour obtenir de meilleures conditions de travail. Les explications de Tiziri Kandi, syndicaliste, et Rachel Kéké, gouvernante de l’hôtel.
dans l’hebdo N° 1663-1667 Acheter ce numéro
Une montre bleue a remplacé l’attelle au poignet de Rachel Kéké. « Maintenant, quand c’est l’heure, tu pars ! », s’exclame cette gouvernante de l’Ibis Batignolles, devenue l’une des porte-parole de la lutte des femmes de chambre. Le 25 mai, après vingt-deux mois de bataille, dont huit de grève, les combattantes de cet hôtel trois étoiles parisien ont obtenu de belles avancées face au puissant groupe Accor : augmentation des salaires, prime de panier de 7,30 euros par jour, annulation des mutations des salariées malades, baisse des cadences…
« Elles luttent en tant que femmes immigrées, racisées, ouvrières et invisibilisées. C’est un reflet de notre société », résume Tiziri Kandi, animatrice syndicale CGT-HPE (Hôtels de prestige et économiques) qui les accompagne depuis le début. Autrice d’un mémoire sur une mobilisation semblable en 2012 à Suresnes (1), elle dénonce inlassablement le système de la sous-traitance, qui maltraite les corps de ces femmes. Quant à Rachel Kéké, ses quinze années d’expérience comme femme de chambre et deux comme gouvernante, depuis son arrivée de Côte d’Ivoire, sont précieuses pour décrire la machine à broyer en place dans le secteur hôtelier. Une guerre des corps s’est engagée, et ceux des femmes de l’ombre ont remporté une première victoire bien méritée.
Quel a été le déclic pour engager cette lutte en juillet 2019 ?
Rachel Kéké : La société STN [à qui Accor sous-traite l’entretien des chambres de l’Ibis Batignolles – NDLR] a voulu muter treize -collègues malades dans un autre hôtel, sans leur donner de poste adapté à leur état de santé. Les cadences imposées aux femmes de chambre sont très dures. À force de répéter les mêmes gestes à longueur de journée, nous avons toutes des tendinites, des syndromes du canal carpien, mal au dos, des épaules qui se déboîtent, les pieds qui enflent… Soit on se taisait et ce système qui permet d’échanger les gens et de les épuiser encore plus perdurait, soit on réagissait. Nous avons préféré dire stop et nous battre pour de meilleures conditions de travail sur le long terme, car c’est un métier qui use et détruit les corps.
Quelle est la journée type des femmes de chambre et des gouvernantes ?
Rachel Kéké : Le bureau ouvre à 8 h 30. Après avoir enfilé sa tenue, la femme de chambre signe le cahier de présence quand il n’y a pas de pointeuse. Puis elle prend son badge, monte dans les étages et remplit le chariot de linge propre pour trente chambres : les draps, les serviettes et tapis de bain en double, le papier toilette, les gels douche… Le chariot est énorme : quand on le pousse, on a mal aux épaules. Puis on s’occupe des chambres : enlever le linge sale, désinfecter la salle de bains et les toilettes, faire le lit, la poussière sur la table, derrière la télé… Le lit est très bas, donc il faut se baisser, se mettre à genoux pour passer l’aspirateur, tirer la tête du lit. C’est là qu’on s’abîme le dos et qu’on prend les coups qui provoquent les tendinites et le syndrome du canal carpien. J’ai eu un disque intervertébral déplacé, le médecin m’a arrêtée six mois. Puis une tendinite m’a obligée à m’arrêter quatre mois. Des collègues ont été opérées du poignet, des genoux…
Les corps sont marqués, mais aussi les esprits, car on te fait croire que tu ne peux pas faire autre chose que ce métier.
La gouvernante doit vérifier le travail des femmes de chambre, donc entre 130 et 150 chambres par jour. Quand il y a des oublis, elle fait le ménage elle-même. Les chefs insistent pour que les gouvernantes disent aux femmes de chambre, quand le travail est mal fait, qu’il faut recommencer, alors qu’on sait que c’est à cause de la fatigue, et cela crée des tensions. Ils arrivent à briser les solidarités. Tu cours toute la journée et, quand tu arrives chez toi, tu ne peux plus rien faire.
Comment cette fatigue chronique se -manifeste-t-elle dans les corps ?
Tiziri Kandi : Cela va au-delà de troubles musculo-squelettiques, car certaines doivent se faire opérer, d’autres ont des restrictions médicales. Des déclarations d’inaptitude sont établies par la médecine du travail, affirmant qu’unetelle ne pourra plus porter de charges supérieures à 3 kilos, ou même qu’elle ne peut plus exercer ce métier !
Le rythme intense provoque des mauvais gestes, des accidents et une usure du corps. Celle-ci se manifeste parfois au travail. Par exemple, une salariée d’un grand hôtel parisien a lâché le plateau de produits d’accueil au moment de le soulever. Aux urgences, les médecins ont constaté un problème de cartilage : ses épaules ne tenaient plus !
Cet épuisement se révèle le plus souvent pendant les congés. Les corps fonctionnent comme des machines : quand ils tournent, qu’ils sont à chaud, tout va bien ; quand ils s’arrêtent, les femmes commencent à sentir les douleurs. Mais elles doivent aussi supporter un poids psychologique : il leur faut absolument tenir pour faire vivre leur famille. Les corps sont rapidement marqués, mais aussi les esprits, car on te fait croire que tu ne peux pas faire autre chose que ce métier.
Les produits utilisés pour le nettoyage -abîment aussi les corps…
R. K. : En effet, les produits gâtent les doigts et les mains, notamment le produit acide bleu qu’on met dans les toilettes. Les gants sont souvent trop épais, trop lourds, ou à l’inverse se déchirent facilement. -Parfois, on ne nous en fournit pas, alors j’en achète moi-même chez Lidl. On n’a jamais de masques, donc on respire tous les produits, même ceux très toxiques contre les punaises de lit. C’est la société de désinfection qui asperge la chambre, et elle la condamne pendant plusieurs jours, mais c’est aux femmes de chambre d’aérer et de nettoyer sans -protection.
Pendant le confinement, le gouvernement semblait découvrir tous ces métiers de l’ombre et ces corps invisibilisés qui les exercent. Pourquoi ces personnes pourtant essentielles à la société sont-elles -méprisées ?
T. K. : Le problème, c’est le système global de sous-traitance. D’abord, le fait que le cœur d’activité du secteur hôtelier qu’est la remise en état des chambres soit sous-traité, puis tout ce qui en découle : le recrutement souvent par affinités familiales ou communautaires, l’absence de formation, parfois même d’alphabétisation (alors que c’est une obligation pour l’employeur). En observant la composition des corps de métier, on s’aperçoit qu’il s’agit majoritairement de femmes immigrées ou issues de l’immigration, avec des titres de séjour annuels, des enfants en bas âge… Ces situations de précarité politique et administrative sont considérées comme un avantage pour les employeurs, car moins ces femmes connaissent leurs droits, plus ils peuvent imposer leurs conditions. Comme nettoyer quarante chambres par jour à temps partiel… alors qu’in fine elles font un temps complet, voire plus !
La précarité politique et administrative est considérée comme un avantage pour les employeurs.
R. K. : Les responsables agissent ainsi car ils se disent qu’on a quitté notre pays, qu’on a besoin d’un travail en France, qu’on n’a pas le choix, et donc qu’on acceptera tout ! Ils profitent de nous, de nos corps. Une collègue a été violée pendant les heures de travail par l’ancien directeur de l’hôtel ! Des situations de ce genre arrivent aussi avec des clients, car certains pensent que les femmes de chambre sont leurs objets. Certains nous ouvrent la porte nus, nous montrent leur sexe, se livrent à des attouchements…
La grève m’a fait comprendre que notre quotidien doit être un sujet de débat dans la société car, même si nous sommes des Noires, nous comptons dans l’économie française ! Si nous ne nettoyons pas les chambres, dans quelles conditions sera accueilli le touriste qui vient à l’hôtel pour dormir à côté de la tour Eiffel ?
Vos revendications étaient-elles liées à une meilleure dignité due à vos corps ?
R. K. : Oui ! Sur les cadences, nous avons obtenu de faire trois chambres par heure au lieu de trois et demie – sachant qu’il est impossible de faire une moitié de chambre, donc ça faisait quatre chambres par heure… Les gouvernantes ne contrôleront plus que quatre-vingts chambres par jour au lieu de cent. Le temps d’habillage et de déshabillage est désormais compté dans le temps de travail, et nous avons enfin une pointeuse, donc les heures supplémentaires non payées, c’est fini !
T. K. : Concernant les cadences, il était flagrant de noter que le rapport au corps n’est pas du tout le même selon les générations. Les femmes de chambre de 30 ans sont davantage dérangées par le niveau de salaire et l’absence de prime que par le rythme de travail. Pour les plus anciennes, comme Rachel, la question des cadences est prioritaire, car leurs corps souffrent.
Descendre dans la rue, se mettre en grève, manifester… Là encore, vos corps ont été mis à l’épreuve.
T. K. : Les grèves sont souvent considérées comme des moments très virils. Pour nous, c’était une manière de dire que la grève s’inscrit dans la société avec ses jours de fête et de joie. Nous avons célébré Noël avec les enfants devant l’hôtel, mais aussi un « Halloween des invisibles de la sous-traitance », déguisées en fantômes avec les draps de l’hôtel pour donner une visibilité à ces corps.
Les tentatives de répression de la grève ont été terribles, venant notamment de la CGT Propreté, qui est l’alliée des directeurs. Ses représentants sont venus pour casser la grève ! Au début, c’était cordial, ils disaient qu’ils allaient discuter avec l’employeur. Puis la violence est montée d’un cran quand ils ont appelé les maris des femmes de chambre pour leur dire : « Tu vas pas laisser ta femme chanter et danser sur un piquet de grève ! Qu’est-ce que ça va donner comme image au village ? » L’alliance du patriarcat et du capitalisme dans toute sa laideur !
R. K. : Au départ, nous manifestions dans le hall de l’hôtel, puis nous avons continué à l’extérieur. On se levait à 4 h 30 pour attraper le premier métro et arriver à l’hôtel à 6 heures du matin : on chantait, on tapait sur des tambours, on mettait la sono pour empêcher les clients de dormir. Parfois, ils nous lançaient des canettes, des seaux d’eau, ils nous insultaient… Mais on a préféré manifester en musique, avec beaucoup de joie et d’humour, plutôt que d’apparaître assises, pensives, fatiguées.
Le directeur d’Ibis Batignolles se postait souvent à sa fenêtre, nous regardait danser et il devait se dire : « Mais ces femmes-là ne sont jamais fatiguées ! » Il ne comprenait pas comment on tenait alors que nos corps étaient épuisés. Mais il ne faut jamais montrer ses faiblesses à l’ennemi !
(1) Travail et mobilisation des femmes de chambre et des gouvernantes des hôtels Campanile et Première Classe Suresnes de 2012, sous les prismes des rapports sociaux de genre, de classe et de race, mémoire de Master 2, université Paris-VII.