Les miracles de la petite pêche côtière
À bord du Kittara, au large de Saint-Jean-de-Luz, on capture le poisson avec une ligne et non au filet. Une méthode douce gage de qualité pour le consommateur et créatrice d’emplois.
dans l’hebdo N° 1663-1667 Acheter ce numéro
Les phares du Kittara fendent la nuit noire pour quitter la baie endormie de Saint-Jean-de-Luz (Pyrénées-Atlantiques). Il est 3 h 30 du matin. -Philippe et Baxixe Alsuguren, le père et le fils, s’affairent déjà sur le pont de ce bateau de douze mètres de long, qui ronronne sur une mer calme en direction de la zone où ils installent chaque nuit leurs lignes, à 26 kilomètres de la côte basque. Gestes précis et rapides, tant de fois répétés la tête ailleurs ou la clope aux lèvres, comme si tout était immobile sur un bateau qui valdingue pourtant de toutes parts.
Ils pêchent à l’aide d’une immense ligne de trois kilomètres, qu’ils installent avant le lever du soleil à 250 mètres de fond. Elle est jalonnée de plus de deux mille appâts qu’il faut disposer à la main sur autant d’hameçons. « On pêcherait trois fois plus avec des filets, mais on vendrait notre poisson deux fois moins cher, explique Baxixe, 38 ans, dont vingt-trois à arpenter ce bout d’océan. Et c’est pareil pour la plupart des espèces : le bon poisson se vend bien. »
À 7 heures, commence le long travail de remontée de la ligne, hameçon par hameçon, à l’aide d’une roue actionnée par un petit moteur. Baxixe enlève les appâts restants et répare les hameçons cassés, avant d’enrouler patiemment sa ligne sur un socle en bois. L’attente dure parfois plusieurs minutes avant qu’une prise n’émerge des profondeurs. Philippe éviscère immédiatement le merlu, le plonge dans une bassine d’eau fraîche et jette ses tripes aux mouettes qui escortent l’embarcation. Quatre heures d’un travail minutieux, qui se reproduit chaque matin, qu’il pleuve, qu’il gèle ou que la mer soit agitée.
La journée en mer s’écoule sans une seconde de répit. Au moindre temps mort, Baxixe s’engouffre dans les entrailles de sa carlingue pour réparer une pièce mécanique capricieuse. Et sur le trajet du retour, le bateau est nettoyé et les poissons rangés par taille et étiquetés.
C’est la météo et la quantité de poissons pêchés qui déterminent si le bateau prend la mer ou non. Le Kittara sort environ 300 jours par an et ne connaît ni dimanche ni jours fériés. « En juin, nous sommes sortis 28 jours », glisse Baxixe, qui, sur terre, est aussi le père de deux jeunes enfants. Philippe, lui, est retraité depuis cinq ans, mais continue de sortir chaque nuit. « Tant que je suis en forme… » glisse-t-il avant de décharger son poisson, peu après midi.
La pêche « propre » préserve les ressources et permet aux pêcheurs de vivre mieux.
Ce jour-là, Baxixe et son père ont remonté 130 kilos de merlu. Une pêche moyenne, qui sera vendue 10 euros du kilo (7 euros en moyenne cette année), dont il faudra soustraire 70 euros de gasoil et 80 euros d’appâts. Les deux hommes gagnent donc bien leur vie. C’est la bonne nouvelle venue du large : non seulement la pêche « propre », comme dit Philippe, préserve les ressources sous-marines, mais elle permet aux pêcheurs de vivre mieux. Et le duo qui s’affaire sur le Kittara ne craint pas la concurrence. « Du poisson, il y en a. Le principal problème, c’est qu’il faut accepter de bosser dur. »
À 6 heures, le lendemain, à la criée, les merlus débarqués du Kittara sont vendus en une fraction de seconde. Une trentaine d’acheteurs campés derrière leur ordinateur, dans un petit amphithéâtre bordant un écran géant sur lequel défilent les lots mis en vente, soldent la pêche de la veille sans un murmure, en trente minutes à peine. Pour chaque lot, le prix de départ est celui auquel le poisson s’est vendu la veille, puis il baisse automatiquement en suivant une enchère décroissante jusqu’à ce qu’un acheteur se manifeste à l’aide d’un boîtier installé sur sa table. Quand deux acheteurs cliquent dans le même quart de seconde, le cours remonte, jusqu’à ce que l’un des deux acheteurs se désiste. Dans cette criée, plutôt grande, jusqu’à 80 mareyeurs peuvent se connecter par Internet pour acheter le poisson destiné aux poissonneries comme aux supermarchés de France ou de l’Espagne voisine.
Le principal inconvénient d’un tel système, pour les pêcheurs, c’est la volatilité des prix. « Deux euros de différence au kilo à la criée te font perdre du 400 euros à la journée », souligne Baxixe. Mais la rareté maintient les cours élevés. À tel point que la vente directe, dont les prix sont lissés sur l’année, était ce matin-là moins rémunératrice que le circuit long des supermarchés et les poissonniers.
Selon Christophe Duguet, directeur de la criée, c’est une tendance qu’on observe dans tous les ports de France : « La quantité de poisson baisse, on est en manque de bateaux et de pêcheurs. Sur dix jeunes marins formés, il y en a huit qui partent en marine marchande. La pêche, il faut aimer. Et un jeune qui se lance n’aura pas les quotas, qui sont distribués à l’antériorité. » Il doit donc trouver un banquier pour s’acheter un bateau déjà auréolé de quotas, dont la distribution par l’interprofessionnelle est des plus opaques et donne souvent l’avantage aux plus gros. Le nombre de marins pêcheurs diminue donc d’année en année. Derrière une baisse de 3 % de leur nombre total en cinq ans se cache une chute de 12 % des effectifs de la « petite pêche » sur la même période (1).
Sur fond de rareté, l’opposition entre la grande distribution et les circuits courts est donc moins frontale dans la pêche que dans l’agriculture. « Il ne faut pas court-circuiter les mareyeurs. Tout le monde doit pouvoir gagner sa vie et un pêcheur en mer fait travailler trois personnes à terre », assure aussi Baxixe. 30 % de ses ventes s’écoulent en circuit court, mais ses poissons labélisés « Merlu de ligne basque » cohabitent également sur les étals des supermarchés avec le saumon d’élevage importé de Norvège. « Un bateau qui pêche 500 kilos ne pourra de toute façon pas écouler tout son stock en vente directe », glisse Christophe Duguet.
Le circuit court peut néanmoins susciter des vocations, assure Charles Braine, militant pour l’association Pleine Mer et coopérateur du réseau Poiscaille, qui transpose à la mer le modèle de vente directe des Amap (2) : « On a une visée pédagogique vis-à-vis du consommateur. Nous achetons cher le poisson, même des espèces qui sont considérées comme moins valorisables comme le chinchard. Ça change la vie de beaucoup de pêcheurs. Certains ont même décidé de se lancer parce qu’ils savent qu’on leur offrira ces prix-là. » Les prix n’explosent pas pour autant pour les clients, grâce au court-circuitage des trois ou quatre intermédiaires nécessaires au circuit long. Avec, en prime, l’assurance d’un produit de qualité, dont la pêche laisse des fonds marins indemnes.
« Sur dix jeunes marins formés, il y en a huit qui partent en marine marchande. »
En France, la petite pêche côtière représente les trois quarts des navires actifs et la moitié des emplois du secteur, mais seulement 9 % des poissons capturés (3). A contrario, 65 % du poisson prélevé en France provient du chalutage. Ces volumes importants sont vendus à des prix très faibles, car le poisson est conservé plusieurs semaines au fond des cales. « Il est traîné, mort, au fond des filets pendant des heures et sort avec des fractures et des écailles arrachées. La qualité n’a rien à voir avec un poisson pêché à la ligne », détaille Frédéric Le Manach, de l’association Bloom. « Les gros chalutiers ont des filets plus gros que des stades, et avec les nouvelles technologies le poisson n’a plus aucune chance de s’échapper. Si on ne les arrête pas, ils nous videront la mer », souffle Philippe. « Cette activité génère très peu d’emplois, au regard de la quantité de poisson prélevé », déplore Charles Braine.
Et ce sont ces navires qui captent la plus grosse part des généreuses subventions publiques liées à la consommation de carburant, qui maintiennent le secteur sous perfusion.
Face à ce paradoxe et aux dégâts causés à l’environnement – une espèce de poisson sur cinq est surexploitée, selon l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) –, les initiatives se multiplient pour promouvoir un modèle plus vertueux. Mais la révolution nécessaire tourne à la cacophonie. L’Union européenne préconise une pêche « durable » qui reste arrimée à une vision très productiviste, tandis que la pêche reconnue comme « artisanale » peut légalement recouvrir des bateaux de vingt-cinq mètres, employant des techniques intensives. Le défi est donc de privilégier au maximum les techniques dites passives, comme la ligne, la plongée, le casier ou le filet sélectif.
Cet artisanat des mers, particulièrement gourmand en main-d’œuvre, permettrait de doubler le nombre d’emplois dans la filière, estime Charles Braine. Mais il n’a pas vocation à remplacer la pêche industrielle, dont les volumes sont tout simplement inatteignables avec des méthodes douces. « Nous avons un mode de consommation qui est totalement déconnecté de la capacité biologique de la mer à nous fournir du poisson », tranche Frédéric Le Manach. L’enjeu est donc de préparer un monde dans lequel il faudra manger moins de poisson, pour manger mieux et préserver les océans (4). En France, 86 % du poisson consommé n’est pas issu d’une filière raisonnée, selon une estimation de l’UFC Que choisir. Quant à l’élevage, d’où provient la totalité du saumon consommé en France, « il faut savoir que les éleveurs lui donnent à manger du poisson ou des farines de poisson. C’est protéine pour protéine », déplore Baxixe. Selon les calculs de Bloom, 25 % des captures depuis 1950 étaient dédiées à ces élevages, en provenance notamment des mers d’Afrique de l’Ouest.
Beaucoup d’acteurs attendent donc un sursaut politique pour changer de modèle. « Mais le secteur de la pêche est un “nid à emmerdes” pour les politiques. Il n’y a que 15 000 marins pêcheurs en France, autant qu’il y a de taxis à Paris, mais personne ne veut toucher au secteur, de crainte d’y perdre des plumes », déplore Charles Braine. À croire que c’est par l’assiette que doit commencer cette révolution.
(1) Chiffres Ocapiat 2014-2019.
(2) Les associations pour le maintien de l’agriculture paysanne distribuent des paniers maraîchers par abonnement, sans intermédiaire. Poiscaille permet aux consommateurs de commander du poisson directement au pêcheur. Il compte 12 000 abonnés.
(3) La pêche artisanale emploie au total douze millions de personnes dans le monde, la pêche industrielle un demi-million.
(4) L’association Pleine Mer, qui se donne pour mission de « resserrer le lien entre pêcheurs et consommateurs », actualise une carte des points de vente directe en France, consultable sur associationpleinemer.com
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