Les soignants dans le viseur
Alors que le gouvernement envisage l’obligation vaccinale, les personnels des hôpitaux et des Ehpad regrettent la cristallisation des débats autour de leurs professions, à l’aube d’une nouvelle vague.
dans l’hebdo N° 1661 Acheter ce numéro
Au 1er juillet, Alexandre Nicolas, directeur de trois établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) en Moselle (57), estimait qu’environ 50 % de son personnel était vacciné – dont une grande majorité d’infirmier·ères, de personnels d’encadrement et de cadres de santé. « Mais c’est plus compliqué du côté des aides-soignant·es et des agent·es de service hôtelier (ASH), chez qui l’on constate davantage de réticences », confie le directeur, regrettant de « ne pas avoir réussi à les convaincre ». Des chiffres relativement comparables à ceux publiés par Santé publique France (SPF) dans son point épidémiologique hebdomadaire du 17 juin. Selon cet organisme, plus de 55 % des professionnel·les exerçant dans les Ehpad et en unités de soins longue durée (USLD) ont reçu au moins une dose de vaccin au 15 juin (environ 42 % de vaccinations complètes). Sur les 181 établissements de santé publics ou privés qui ont participé à l’étude de SPF, ce sont 63,5 % des équipes qui ont reçu au moins une dose. Mais, là aussi, il existe certaines disparités : 65 % des médecins se déclarent complètement vacciné·es, contre 39 % des aides-soignant·es.
Des statistiques jugées insuffisantes par le gouvernement, qui a immédiatement menacé de rendre la vaccination obligatoire pour tous les personnels des Ehpad et des hôpitaux si la couverture vaccinale n’atteignait pas « au moins » 80 % d’ici septembre. Dans sa volonté de contraindre rapidement les professionnel·les, l’exécutif pourrait même déposer un projet de loi encadrant cette obligation au Parlement d’ici la fin juillet, selon une source gouvernementale. Un avertissement étroitement lié à la découverte d’un foyer de contamination dans un Ehpad des Landes, où une trentaine de personnes ont été détectées positives au variant delta du covid-19. Sur les six professionnel·les contaminé·es, cinq n’étaient pas vacciné·es. Mais, si la directrice de l’établissement landais et l’Agence régionale de santé de Nouvelle-Aquitaine n’ont jamais exclu que le virus soit entré lors d’une visite familiale, Olivier Véran, le ministre de la Santé, a publiquement, et sans preuve, mis en cause une soignante qui n’était pas vaccinée.
« Pourtant, nous ne sommes pas à vérifier devant les portes de chaque chambre que les familles respectent bien les précautions d’usage, souffle Isabelle*, aide-soignante dans un Ehpad du Doubs (25). Et, dans la mesure où les gestes barrières sont respectés, je ne vois pas pourquoi le vaccin serait obligatoire. Ça touche aux droits humains : on doit pouvoir faire ce qu’on veut de son corps. Moi, je considère que ce vaccin est encore trop récent, qu’on n’en sait pas assez. Alors je préfère partir que d’être vaccinée. » À 60 ans, l’aide-soignante imagine déjà qu’elle pourrait, en cas d’obligation, tenter de négocier une retraite anticipée ou un départ à l’amiable. Mais dans son établissement, où « 40 % du personnel est déjà vacciné », certain·es collègues finissent par le faire, malgré leurs inquiétudes. « Parce qu’on nous bassine tous les jours avec ça », qu’on nous « incrimine » et qu’il n’y a pas de place pour de vraies discussions sans être « traité·es de complotistes ». Alors « ça râle dans les couloirs ».
Julie Bourmaleau, cadre supérieure de santé au sein de l’AP-HP, où 70 % des personnels sont vaccinés, trouve elle aussi « cette histoire un peu rude » : « Il y a quelques mois encore, on demandait aux soignant·es de venir travailler alors qu’ils avaient contracté le covid-19. Et maintenant on leur dit qu’ils seront responsables d’une éventuelle quatrième vague. C’est un peu gonflé. L’arrivée d’une nouvelle vague est une quasi-certitude, alors je ne vois pas pourquoi les soignant·es devraient être au centre du débat. » Et si Julie -Bourmaleau se dit « fâchée » que davantage de professionnel·les ne se fassent pas vacciner, elle se demande si l’accès à des informations de qualité est suffisant – notamment au sein des Ehpad, où il n’y a pas forcément assez de médecins pour « sensibiliser et rassurer ».
« C’est vrai qu’au début, on a surtout eu affaire à de la propagande provaccination et ça ne mordait pas du tout, confirme Franck Banizette, délégué syndical Sud santé au Centre hospitalier sud francilien (CHSF) de Corbeil-Essonnes. Mais, plus tard, un infectiologue de l’hôpital est venu nous parler des différents vaccins et on a pu avoir de vraies infos sur les spécificités de chacun, les contre-indications, les effets secondaires, etc. »
Constater que les médecins sont davantage vacciné·es que les personnels paramédicaux, ou que les hospitalier·ères le sont plus que les personnels en Ehpad, soulève « peut-être aussi une question de formation et de culture scientifique, reprend Julie Bourmaleau. Quand on a commencé à noter péjorativement ces différences en fonction de la classe sociale, ça m’a un peu froissée. Mais, bien sûr, les médecins ont plus l’habitude de lire des études et d’en saisir les tenants et les aboutissants, ce qui a sans doute contribué à les rassurer avant de se vacciner. C’est pourquoi il est important de proposer cet accompagnement à l’information des paramédicaux. Cela dit, ça vaut aussi pour la population générale. Car je crois qu’il y a un vrai débat de société à avoir avec la part de la population qui est antivaccin. Pour essayer de comprendre. Je trouve que, globalement, en France, il existe une perte de culture scientifique. Et, à mon sens, les soignant·es ne méritent pas que les débats se focalisent sur eux. »
Par ailleurs, Franck Banizette et Julie Bourmaleau considèrent que tous les personnels vaccinés n’ont pas été recensés par leurs employeurs et que les personnes les plus « frileuses » vis-à-vis de la vaccination sont bien plus à la marge que le débat actuel ne le laisse penser. Au CHFS, « environ 55 % des paramédicaux, officiellement, ont été vaccinés, mais je pense qu’on tourne plus autour des 70 %, s’aventure le délégué syndical. Pour en être sûr, il faudrait faire une enquête au sein de l’hôpital et auprès de chaque salarié·e, mais je sais que certain·es ont préféré se faire vacciner à l’extérieur, sans passer par la médecine du travail. Parce que c’était plus pratique, ou que la personne préférait un autre vaccin que celui qui était proposé. » De même, un certain nombre de soignant·es et de paramédicaux ont été vacciné·es « hors circuit », de manière informelle, lorsqu’il y avait des désistements ou qu’il restait des doses après des livraisons plus importantes que prévu. Quoi qu’il en soit, une question demeure. En cas d’obligation légale, qu’arrivera-t-il aux récalcitrants·es ? Et qu’arrivera-t-il aux établissements de santé, qui peinent déjà à recruter ?