Maurice Rajsfus, éclaireur de la répression policière
Les Éditions du Détour créent une collection pour republier les ouvrages essentiels de cet historien spécialiste des abus des forces de l’ordre, disparu le 13 juin 2020.
dans l’hebdo N° 1661 Acheter ce numéro
Peu avant le procès, en 1997, pour crimes contre l’humanité, à l’encontre de Maurice Papon, ancien préfet de la Gironde du régime de Vichy, accusé de responsabilité dans la déportation de plusieurs milliers de juifs de la région bordelaise sous l’Occupation, la défense de l’ancien haut fonctionnaire et ex-ministre du Budget sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing sollicite (bien perversement) le témoignage de l’historien et journaliste Maurice Rajsfus en tant qu’auteur de la recherche pionnière sur l’Union générale des israélites de France (Ugif). Cet organisme, créé sous Vichy sur le modèle des Judenräte d’Europe de l’Est, chargeait certains notables juifs de « gérer » les intérêts de la communauté juive, en proie aux persécutions nazies, tels des intermédiaires entre les bourreaux et leurs victimes. Ses dirigeants finirent pour la plupart d’entre eux aussi exterminés dans les chambres à gaz. Non sans avoir relayé, contraints, les ignobles exigences des SS et des responsables français de la déportation de 76 000 juifs français et étrangers. La défense de Papon sollicite donc le témoignage de Rajsfus pour s’appuyer sur son travail d’historien sur l’Ugif, tel un élément pour disculper le « collabo », et pour montrer la coresponsabilité des juifs dans leur propre déportation ! Rajsfus, par une lettre aux juges, refuse alors de comparaître au procès pour ce simulacre de témoignage en faveur de Papon – lequel était par ailleurs préfet de police, en 1961, et responsable hiérarchique du massacre, le 17 octobre, de centaines d’Algériens désarmés dans les rues de Paris. Il écrit alors qu’« ayant déjà été arrêté en 1942 avec [ses] parents (qui ne sont pas revenus de déportation) et [sa] sœur par la police parisienne », il trouverait « assez spécial » qu’il fût interpellé « chez lui par la police pour [l]’amener au tribunal de Bordeaux entre deux gendarmes ». Et qu’il refusait dans tous les cas de se présenter dans ces conditions. Le juge a alors vite compris que ce n’était pas une bonne idée d’insister…
Maurice Rajsfus fut en effet arrêté chez lui à 14 ans, avec ses parents et sa jeune sœur, par la police parisienne lors de cet événement abominable qui devait prendre le nom de « rafle du Vél’ d’Hiv » à la mi-juillet 1942. Or, l’un des flics chargés de cette basse besogne, le brigadier Mulot – que bien plus tard Rajsfus dénommera dans ses livres le « rat Mulot » –, frappant tôt ce matin-là sans ménagement à la porte de l’appartement de cette famille juive « apatride » originaire d’Europe centrale, se trouvait être… un de leurs anciens voisins de palier. Après des tergiversations, on propose à la famille de relâcher les deux enfants. Le fils de Maurice, Marc Plocki (puisque le nom de Rajsfus était, outre le nom de plume de Maurice, celui de sa mère), explique aujourd’hui : « À la différence d’autres parents juifs étrangers raflés ces jours-là, ils étaient parfaitement conscients de leur sort et de ce qui les attendait ; et au lieu de vouloir garder, comme beaucoup d’autres, auprès d’eux leurs enfants, ils leur intiment de saisir leur chance, de fuir, puisqu’ils le peuvent, en leur disant (pour les rassurer) qu’ils se retrouveraient plus tard ». Michelle et Maurice, 12 et 14 ans, partent donc. Et restent vivants. Ils ne reverront jamais leurs parents, déportés, du Vél’ d’Hiv à Drancy, de Drancy à Auschwitz. Militant à la Libération aux Jeunesses communistes, Maurice a la grande surprise de revoir Mulot… dans une section du parti. Il s’indigne, s’étonne auprès des cadres que « ce flic qui a arrêté [ses] parents » soit là. On lui répond alors que « le camarade Mulot a rendu de grands services au parti sous l’Occupation… » Première anicroche avec le PCF, avant qu’il n’en soit exclu pour… « hitléro-trotskisme » ! Rejoignant ensuite le PCI, bien trotskiste cette fois, il ne colle pas non plus à la ligne et quitte l’organisation avec la tendance de Socialisme ou barbarie, animée par Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, qu’il suit jusqu’en 1952-1953. Il ne cessera ensuite d’être un militant non encarté, critique, à la gauche des socialistes et des communistes, déclarant parfois que la LCR, Lutte ouvrière ou la Fédération anarchiste sont un peu des « cousins ». Jusqu’à participer à la création de Politis fin 1988…
Ce sont plus de 27 000 fiches bristol, méticuleusement classées, toutes tapées à la machine, qui recensent les violences policières, à partir d’un travail dantesque de dépouillement de la presse.
Si Maurice Rajsfus ne travailla jamais par esprit de vengeance, il n’eut de cesse, toute sa vie, de dénoncer l’action d’une police française toujours encline à justifier ses actes, ses violences, ses bavures, ses exactions, comme ceux d’une police soi-disant « républicaine ». Des morts dans les rues durant les années 1930 ou 1950 aux milliers d’actions aux ordres des occupants nazis, des répressions liées aux guerres de décolonisation, des contrôles au faciès et des victimes de tirs dans le dos dans les quartiers populaires aux lâches tirs de LBD des flics d’Emmanuel Macron mutilant à vie des gilets jaunes qui manifestaient… Son travail d’historien, d’enquêteur, d’archiviste n’est en aucun cas à résumer comme celui d’une obsession, encore moins d’un désir de vengeance. Le moteur du travail de Rajsfus fut en fait toujours celui de dénoncer l’inacceptable, l’injustifiable, le crime, ou l’abus de pouvoir policier, prétendument au nom du « maintien de l’ordre ». Conservées dans des boîtes en bois, comme l’étaient jadis les index des bibliothèques avant la numérisation, ce sont plus de 27 000 fiches bristol, méticuleusement classées, toutes tapées à la machine à écrire, qui recensent les violences policières, à partir d’un travail dantesque de dépouillement de la presse nationale, parfois régionale, qu’il commença juste après Mai 68, en septembre. Rajsfus resta un homme de son époque et ne se mit jamais au traitement de texte, attaché à sa machine d’antan, avec les plus grandes difficultés pour continuer, à la fin de sa vie, à dénicher des rouleaux encreurs, jusqu’à les faire venir parfois des pays de l’Est… Cette collection de fiches est d’ailleurs le premier bloc d’archives que ses enfants sont allés déposer, au lendemain de son décès, à la Contemporaine (l’ancienne Bibliothèque de documentation internationale contemporaine) de Nanterre. Dans une volonté de mettre à l’abri cette mine de renseignements, puisqu’ils craignaient que ce fichier ne suscitât chez certains des convoitises mal intentionnées. Les fiches sont aujourd’hui en sécurité, en voie de numérisation, recensées et classées par cette grande bibliothèque publique. Le reste des archives de Rajsfus a rejoint peu à peu le même lieu, notamment celles du bulletin mensuel Que fait la police ?, qu’il publia pendant vingt ans à partir de 1994, tel un débouché de ce patient travail de mise en fiches.
Bertrand Bernard, cofondateur des Éditions du Détour, a été particulièrement touché par la proposition de cette collection dédiée à l’historien et militant. Sollicité par Marc Plocki pour republier les principales œuvres de son père, souvent épuisées, il se met à la recherche de potentiels préfaciers des œuvres avec lesquelles il inaugure la collection (comme l’historienne Ludivine Bantigny ou l’avocat membre de la Ligue des droits de l’Homme Arié Alimi, très investi dans la lutte contre les abus de la police, surtout depuis les gilets jaunes). « En trente ans d’édition, je n’ai jamais vu un tel enthousiasme et une telle unanimité pour un auteur, c’est quelque chose qui m’a frappé », raconte Bertrand Bernard. Et Marc Plocki d’ajouter : « Nous avions proposé à David Dufresne, journaliste et infatigable dénonciateur des violences policières, de préfacer La Police de Vichy_, mais son emploi du temps ne le permettait pas. J’ai alors envoyé un mail à Arié Alimi, qui m’a répondu dans les trente secondes, ce qui n’arrive jamais ! Il m’a tout de suite dit qu’il serait très honoré de le faire… »_
Le moteur du travail de Rajsfus fut en fait toujours celui de dénoncer l’inacceptable, l’injustifiable, le crime, ou l’abus de pouvoir policier, prétendument au nom du maintien de l’ordre.
Car le travail de Maurice Rajsfus a d’abord été de publier des ouvrages pionniers sur des sujets que les historiens n’avaient pas défrichés. On lui reprocha d’ailleurs de ne pas être historien de formation (même s’il était docteur en sociologie). Ces historiens « estampillés », en lui reprochant de n’être pas du sérail, s’en voulaient peut-être aussi de n’avoir pas fait eux-mêmes ce travail de véritable « éclaireur », comme l’a qualifié David Dufresne. Son premier livre sur l’Ugif, Des juifs dans la collaboration, suscita ainsi ce type de « critiques ». D’où l’importance de la préface du grand historien Pierre Vidal-Naquet, qui fit finalement œuvre de légitimation, soulignant bien l’importance de ce travail, que les historiens patentés, eux, n’avaient pas accompli. Aujourd’hui, rares sont les critiques sur cette œuvre majeure, constituée de plus d’une soixantaine d’ouvrages. L’engouement des préfaciers de la collection aux Éditions du Détour le prouve justement. Mieux, Maurice Rajsfus a aussi initié en quelque sorte tout un champ de recherche à part entière : l’histoire de la répression. En suscitant depuis lors des vocations, puisque ses œuvres ne sont pas seulement historiques, comme l’écrit bien Arié Alimi dans sa préface, qui montre avec rigueur la « continuité historique » des pratiques policières françaises jusqu’à nos jours. D’où « ce sentiment de filiation » (David Dufresne) pour nombre de militants dénonçant les violences policières et les permanences de la répression, vis-à-vis de celui qui a ouvert la voie. C’est bien là toute l’importance de cette collection « Maurice Rajsfus », dont on guettera désormais les prochains opus…
En cette année 2021, la collection « Maurice Rajsfus » propose quatre premiers titres : Des Juifs dans la Collaboration. L’Ugif 1941-1944, préface de Pierre Vidal-Naquet (488 pages, 24,90 euros) ; La Police de Vichy, préface d’Arié Alimi (368 pages, 21,90 euros) ; La Rafle du Vél’ d’Hiv (160 pages, 10,90 euros) ; 1953, un 14 juillet sanglant, préface de Ludivine Bantigny, postface de Jean-Luc Einaudi (252 pages, 18,90 euros).
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