Par tous les seins !
Gros, petits, galbés, plats, mous, fermes, tombants, ronds, asymétriques, en cloche…
dans l’hebdo N° 1663-1667 Acheter ce numéro
Les seins sont aussi divers et uniques que celles à qui ils appartiennent. Pourtant, le modèle considéré comme le sein graal reste celui en demi-pomme. Un pur fantasme copieusement répandu dans les mentalités par le biais des publicités, des séries, des films, des mangas, des jeux vidéo… Du décolleté aux tétons, tout fascine et scandalise dans ces bouts de chair.
Été 2020. Des gendarmes exigent que des femmes bronzant seins nus sur la plage de Sainte-Marie-la-Mer remettent le haut de leur maillot de bain alors qu’aucun arrêté municipal n’interdit le topless. Quelques semaines plus tard, l’entrée du musée d’Orsay est interdite à une étudiante à cause de son décolleté jugé trop plongeant. Sans parler de la fausse pudeur des réseaux sociaux qui censurent les photos de femmes en train d’allaiter. « Couvrez ce sein que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées, Et cela fait venir de coupables pensées », écrivait Molière dans Le Tartuffe… en 1669.
Dans son essai Seins. En quête d’une libération (1), la philosophe féministe Camille Froidevaux-Metterie décrypte les raisons de cet enchevêtrement embarrassant entre obsession et tabou : « Les seins sont le symbole par excellence de la maternité (seins-nourriciers), le signe privilégié de la féminité (seins-étendards) et l’antichambre de la sexualité (seins-préliminaires), une triade qui synthétise l’injonction millénaire adressée aux femmes : devenir et demeurer des corps sexuels et maternels à disposition. » Une expérience personnelle l’a incitée à réfléchir à ce sujet avec une approche féministe. Accompagnant sa fille de 12 ans pour lui acheter son premier soutien-gorge, elle s’indigne que la vendeuse leur présente une gamme de coques rembourrées. « Insuffler l’idée que leur poitrine naissante n’est déjà pas suffisante, qu’elle est imparfaite avant même d’exister, qu’elle ne correspond pas aux critères du socialement désirable, c’est leur inoculer le virus de la détestation de soi qui fera d’elles, comme tant de femmes, d’éternelles complexées », écrit-elle pour dénoncer le formatage des seins et du regard inquisiteur porté sur eux. Une question lui brûle alors les synapses : « Comment expliquer que l’émancipation des femmes occidentales soit allée de pair avec le renforcement exponentiel du protocole d’objectivation de leurs corps ? »
Les seins sont aussi le lieu d’une revendication d’émancipation
Les seins nus utilisés comme étendards par les Femen lors des manifestations contre le mariage pour tous ou face à Marine Le Pen ont eu le mérite de marquer les esprits et de politiser les seins dans l’espace public, même si on peut critiquer ces actions pour leur vision standardisée et commerciale du corps féminin. Mais Camille Froidevaux-Metterie s’étonne que ce ne soit pas encore un combat des féministes, car elle l’affirme : les seins sont aussi le lieu d’une revendication d’émancipation. Lorsque le cap de l’acceptation, voire de la réappropriation, est franchi, il est possible de revendiquer une véritable libération, puis d’atteindre l’émancipation dédiée aux désir et plaisir féminins.
Pour la philosophe, nous vivons un « tournant génital du féminisme », une « vague de réinvestissement de l’intimité corporelle par une nouvelle génération de militantes » (2). Héritières des féministes des années 1970, qui brandissaient la réappropriation/libération des corps comme priorité, ces jeunes militantes s’y emploient depuis les années 2010, puis avec #MeToo, notamment avec les mouvements Free the Nipple (« libérez le téton ») et No Bra (« pas de soutien-gorge ») qui ont ressurgi pendant le premier confinement, les injonctions sociétales étant aussi confinées.
(1) Anamosa, 2020.
(2) Le Corps des femmes : la bataille de l’intime, Philosophie Magazine Éditeur, 2018.