Sept solutions contre la folie immobilière
Dans les grandes villes, le prix des loyers s’est emballé. Dans les zones les plus tendues, des expérimentations sont faites pour enrayer ce processus. Avec difficulté mais non sans résultats.
dans l’hebdo N° 1662 Acheter ce numéro
Comment domestiquer un marché devenu fou ? Depuis une dizaine d’années, l’ampleur des dégâts a forcé le législateur, sous la pression des municipalités les plus touchées, à inventer des armes nouvelles. Elles n’ont pas d’effet spectaculaire, mais montrent que la mécanique inflationniste peut être freinée, à condition d’y mettre beaucoup de volonté politique.
1 Priorité aux logements sociaux
La construction de logements sociaux est la première condition d’une maîtrise de la flambée immobilière. Non pas qu’elle soit de nature à « créer un choc d’offre », comme l’ont souvent claironné les responsables politiques. La production de logements sociaux oscille autour de 80 000 par an, soit 0,2 % du parc de logements total et moins de 4 % des demandes de HLM non pourvues. Pas de quoi répondre à la pénurie. Construire reste néanmoins une urgence pour tenter de stabiliser la hausse des loyers, et au regard du nombre préoccupant de sans-domicile. Enfin, parce qu’avec l’explosion des prix dans le privé, le nombre de demandes de logement social explose : il a même doublé en une décennie en Île-de-France.
Les freins sont nombreux. Les terrains se font rares et deviennent trop chers, là où le logement social serait le plus utile. La densification des villes ne peut se faire à l’infini, comme l’illustrent les critiques des écologistes parisiens contre la « folie bâtisseuse » de leur propre majorité municipale. La loi solidarité et renouvellement urbains (SRU), obligeant les communes les plus tendues à construire 20 % à 25 % de logements sociaux, produit des effets limités. Une grosse moitié des 2 091 communes soumises à cette obligation au 1er janvier 2019 n’avaient pas atteint leur objectif, et 280 d’entre elles ont même été frappées d’un arrêté de carence sur la période 2017-2019. Pour ne rien arranger, depuis 2017, le gouvernement a ponctionné énormément d’argent sur les fonds dédiés au logement social, tout en imposant aux organismes HLM de compenser la baisse de l’aide personnalisée au logement (APL). En cumulant toutes les diminutions depuis 2017 (logement social et APL), ce sont plus de 10 milliards d’euros sur trois ans qui auront été économisés sur la politique de logement à destination des plus pauvres, selon les calculs de la Fondation Abbé-Pierre. « Nous avons un très beau modèle de logement social, il ne faut pas l’abandonner et il faut veiller à ne pas construire n’importe quoi, n’importe où, en gardant une attention aux catégories modestes », insiste Christophe Robert, son délégué général.
En Île-de-France, le nombre de demandes de logement social a doublé en une décennie.
À Bayonne, l’urgence des militants d’Alda est d’empêcher que le parc social soit happé par les forces centrifuges de la spéculation. Avec l’aide à l’accession à la propriété, des locataires peuvent acquérir leur logement à prix cassé. « Faute d’encadrement strict, des logements sociaux finissent par être revendus au prix du marché, une fois la période d’interdiction de revente échue, regrette Peio, d’Alda_. Des quartiers entiers ont ainsi été transformés en espaces locatifs privés, voire en résidences secondaires ou en meublés touristiques. L’argent public investi pour aider la classe moyenne à devenir propriétaire a -alimenté des plus-values importantes »,_ regrette le militant. À l’échelle nationale, ce risque de rétrécissement du parc est attisé par la volonté de l’exécutif de doubler le nombre de ventes de logement (40 000 par an, soit 1 % du parc), pour offrir aux bailleurs des ressources censées pallier les baisses de subvention.
2 Le scandale des logements vacants
Les chiffres de l’Insee sont vertigineux : 117 000 logements sont inoccupés à Paris, 36 000 à Marseille, 24 000 à Lyon et un total de 3 millions en France, avec une hausse de 30 % depuis 2006. Ils cachent toutefois des réalités disparates, entre les logements vétustes que les propriétaires n’ont pas les moyens de rénover, ceux en cours de travaux ou de vente, ceux qui ne trouvent pas preneur ou qui n’ont aucun propriétaire connu. « Les cas de rétention volontaire représentent moins de 10 % des locaux durablement vacants identifiés par la mission », estime le Commissariat général au développement durable dans une étude de 2016. La question du bâti non utilisé reste un enjeu de taille lorsqu’on ajoute à ce tableau les immeubles de bureaux vides ou les friches qui jalonnent encore les villes.
Militants et élus locaux font face à un mur de complexité : « Nous avons un problème d’ingénierie. La plupart des communes, notamment les plus petites, n’ont pas les compétences pour gérer un problème aussi complexe », souligne Peio. Plusieurs moyens sont en effet mobilisables, de l’aide à la réhabilitation à la réquisition en passant par la taxation, mais ils sont complexes juridiquement et les projets de reconversion sont semés d’embûches. Leur application est surtout limitée par un défaut de volonté politique, estime l’association Droit au logement (DAL), qui demande une plus grande fermeté des préfets et la réquisition des locaux vides pour y loger des sans-abri.
Quant aux logements laissés vides pour des raisons uniquement spéculatives, notamment parce qu’ils sont plus faciles à vendre sans occupant, ils posent une question fiscale. « Le système de taxation des plus-values incite à conserver longtemps un bien, au point que les propriétaires sont carrément exonérés d’impôt sur la plus-value au bout de vingt-deux ans », souligne Pierre Madec, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).
3 Les résidences aux résidents !
Une ville où les logements s’arrachent à prix d’or peut être déserte une majeure partie de l’année. C’est le paradoxe qui hérisse les habitants de zones touristiques, inquiets de voir leur coin de paradis perdre son âme populaire. Au Pays basque français, les logements secondaires représentent 20 à 21 % du parc, et ce chiffre peut grimper au-dessus de 40 % à Guéthary ou à Biarritz. « C’est un terrain de jeu mondial ! Un Australien peut enchérir à distance pour acheter un logement sur la base de quelques photos contenues dans une annonce sur Internet », souffle Peio.
En Corse, selon l’Insee, 56 % des résidences étaient secondaires en 2013, après que leur nombre avait été multiplié par sept en quarante ans. Les élus locaux ont donc tenté (sans succès) en 2014 de déployer une arme qui revient de plus en plus souvent, notamment chez les écolos bretons aux dernières élections régionales : l’instauration d’un statut de résident réservant l’achat d’un logement dans les zones tendues aux personnes ayant vécu un, deux, voire cinq ans sur place, comme c’est le cas depuis 2018 dans la région de Bolzano, au nord de l’Italie. De nombreuses dérogations sont possibles, pour les enfants nés ou ayant leurs racines au pays, ou pour les nouveaux arrivants justifiant d’un travail sur place. La tentative corse a été jugée anti-constitutionnelle par le gouvernement français en 2014. Ce débat est bien plus avancé chez nos voisins suisses, qui ont décidé à la suite d’une votation, en 2012, de plafonner le nombre de résidences secondaires à 20 % dans chaque commune, avec des effets très concrets sur le développement des villes.
4 Et si le foncier ne valait plus rien ?
La hausse des prix ne pourra être structurellement enrayée qu’au prix d’une remise en cause des mécanismes de spéculation. C’est donc un basculement philosophique qui doit s’opérer, avec l’idée que le foncier pourrait être extrait des lois de l’offre et de la demande. « Il y a souvent une contradiction entre la volonté de gagner de l’argent et celle de mettre à disposition des logements à un prix accessible. Les collectivités doivent accepter d’engager une réflexion sur l’utilisation du foncier », résume Christophe Robert.
Les coopératives d’habitat ou les projets d’habitat partagé ont ouvert la voie, partant de la volonté d’un groupe de personnes de s’associer au sein d’une structure juridique pour acquérir un terrain, protégé par des clauses antispéculatives. En marge de ce mouvement naissant, une forme nouvelle de propriété est apparue en 2014 dans le cadre de la loi Alur, afin notamment d’associer les collectivités locales à la dynamique. Le « bail réel solidaire » (BRS) permet à un ménage de devenir propriétaire de son logement (sous la forme d’un bail emphytéotique, de très longue durée), sans acquérir le terrain. Dissocié du foncier, le logement est bien moins cher à l’achat : 2 000 euros du mètre carré pour le premier programme du genre, sorti de terre à Espelette en 2019, soit un tiers de moins que le prix du marché.
Paris vient également de -commercialiser ses premiers BRS à 5 000 euros du mètre carré. Ces logements resteront bon marché, pour ne pas dire hors du marché, même si leurs propriétaires décident de les revendre, grâce à une clause interdisant les plus-values. « C’est le seul moyen qui permette aux classes moyennes de devenir propriétaires à Paris. Toute la difficulté est de trouver du foncier. Il faut des terrains », résume Ian Brossat, élu au logement à la ville de Paris, qui vise la construction de mille logements en BRS. Le système est par ailleurs difficilement adaptable dans le parc ancien, car la ville doit pouvoir préempter des immeubles vides, ce qui est extrêmement rare.
5 La bataille contre Airbnb
Pour mesurer l’ampleur du phénomène, les militants d’Alda ont dû faire leurs propres calculs, comparer les sites d’annonce, supprimer les doublons et les logements personnels loués ponctuellement, qui ne sont pas considérés comme un problème : « Au total, on dénombre 6 000 à 7 000 logements loués à l’année sur Airbnb ou d’autres plateformes. Sur un parc locatif de 40 000 logements, c’est beaucoup, tranche Txetx Etcheverry, membre de l’association bayonnaise. Les propriétaires gagnent deux, trois, quatre fois plus en mettant leur logement sur Airbnb qu’en le louant à l’année. Ça prolifère : à chaque changement de bail, il y a un risque que l’appartement soit retiré du parc locatif. »
Face à ce fléau, une limitation du nombre de nuitées en location d’une habitation principale a été instaurée. Au-delà de cent vingt par an en location touristique, le propriétaire doit demander une autorisation de changement d’usage à la mairie. Les conditions requises par les villes peuvent alors se révéler dissuasives, comme la mise en location d’un logement à l’année. « Cette règle a le mérite de nous débarrasser des hôtels clandestins », résume Ian Brossat.
Le problème, pour autant, est loin d’être réglé. Avec un revenu moyen de 88 euros par nuit à Paris en 2020 pour une location sur Airbnb (1), la location sur une plateforme reste plus lucrative qu’une location à l’année, malgré le plafond de 120 nuitées par an, pour les appartements loués en dessous de 880 euros. Les baux précaires, théoriquement réservés aux étudiants, permettent également aux propriétaires de louer leur logement durant la saison touristique sur la plateforme, en chassant leur locataire de l’année. D’où la colère du DAL face à la création, prévue par la loi Elan (votée en 2018), d’un nouveau bail de courte durée, théoriquement réservé aux apprentis et aux stagiaires mais qui semble calibré pour fonctionner en complément d’une location à la nuitée. La ville de Paris, notamment, aimerait donc aller plus loin en suivant l’exemple de beaucoup de métropoles : limite de 90 nuits à San Francisco et de 30 jours à New York, interdiction de louer un logement entier à Barcelone et interdiction sauf autorisation spéciale à Berlin.
Pour qu’elle soit efficace, la limitation doit aussi être correctement appliquée, ce qui n’est pas le cas en France, faute d’une véritable lutte contre la fraude. Le tribunal de Paris vient d’infliger à Airbnb une amende de 8 millions d’euros pour avoir publié des annonces sans numéro d’enregistrement, obligatoire depuis 2018 à Paris. Les villes demandent donc des moyens coercitifs pour mener elles-mêmes cette bataille. L’arsenal pourrait également être durci sur le volet fiscal, avec un système de déclaration automatique des revenus par les plateformes, afin que les propriétaires ne puissent plus omettre de déclarer le fruit de leur activité, comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui.
6 Encadrer les loyers
Paris, Lille, Aubervilliers, Saint-Denis et bientôt Lyon, Grenoble, Bordeaux et Montpellier. De plus en plus de métropoles adoptent l’encadrement des loyers, qui réduit la capacité des bailleurs à les augmenter entre deux locataires, en les arrimant à une batterie de critères. Apparu avec la loi Alur en 2014, puis suspendu par la justice administrative, ce dispositif a été rétabli de façon expérimentale avec la loi Elan de 2018. Ce sont aujourd’hui 32 communes en France qui se sont portées candidates et encadrent officiellement leur marché locatif.
À court terme, l’encadrement des loyers ne produit pas d’effet fulgurant. Après la forte augmentation subie ces dernières années, ils restent globalement prohibitifs. Une légère baisse a certes été constatée lors de la première tentative, à Paris, et les loyers les plus abusifs ont été supprimés. « Cette mesure est un premier signal envoyé au marché », se félicite Christophe Robert.
À Paris, 57 % des locations ne respectent pas l’encadrement des loyers.
Encore faut-il que la mesure soit appliquée. Pour faire constater une infraction, un locataire doit obtenir une preuve que le loyer payé par son prédécesseur était moindre. Il doit ensuite traîner son propriétaire devant la justice dans un délai de trois mois après la signature du bail. Or « les gens ne savent même pas que les loyers sont encadrés », constate Peio, du côté d’Alda. Rien d’étonnant à ce que la fraude demeure un phénomène massif : à Paris, 57 % des mises en location ne respectent pas l’encadrement des loyers, selon une étude de la plateforme Meilleurs Agents. Le DAL réclame donc la mise en place d’une police des rapports locatifs et de sanctions financières dissuasives. Tout comme la mairie de Paris : « C’est une prérogative de la préfecture, qui n’a prononcé que neuf sanctions depuis un an, déplore Ian Brossat. Il faudrait que les villes aient le pouvoir de contrôle et de sanction. »
7 Inciter à la mobilité résidentielle
Pour calmer le marché, l’enjeu de long terme est de rééquilibrer l’offre et la demande de logements. De ce point de vue, la mobilité résidentielle est un critère primordial à la fluidité du marché. Pour la stimuler, les frais de notaire, qui sont surtout composés de taxes, pourraient être baissés et compensés par d’autres, comme la taxe foncière, suggère Pierre Madec.
Il faut également compter sur un effet à long terme de l’encadrement des loyers : la réduction de l’écart existant aujourd’hui entre le loyer d’un locataire installé de longue date et celui d’un occupant récent. « Ces différences sont de l’ordre de 30 à 35 % à Paris », estime Pierre Madec. « Moi, je subirais 250 euros d’augmentation de loyer pour me loger ailleurs si je me faisais virer de mon logement », soupire Txetx Etcheverry. Ce fossé dissuade les changements.
L’augmentation des APL pour aider les foyers modestes à accéder au parc privé et, accessoirement, libérer des places dans le parc social serait une autre piste. Plusieurs voix s’élèvent en faveur de mesures coercitives pour forcer les résidents du parc social à céder leur place, comme l’a suggéré la Cour des comptes dans un récent rapport sur les HLM_. « Les locataires qui sont au-dessus des plafonds de ressources dans le social constituent une toute petite minorité,_ recadre toutefois Christophe Robert_. Des surloyers sont déjà prévus pour ces gens-là et la loi prévoit déjà, dans les cas extrêmes, la récupération du logement. »_ Les classes moyennes qui occupent le parc social seraient-elles les coupables idéales de la pénurie de logements sociaux ?
(1) Estimation GuestReady.