Ces jeunes qui popularisent l’antifascisme
Face à l’offensive accrue de l’extrême droite, une nouvelle génération de militant·es assume la lutte à visage découvert et investit les médias, sans délaisser le terrain de la rue.
dans l’hebdo N° 1673 Acheter ce numéro
L’extrême droite ne cesse de gagner du terrain. Dans les médias, elle occupe un espace qui croît de manière exponentielle, dicte les débats politiques, imposant son approche et ses obsessions, sur tous les thèmes, de l’immigration aux droits des femmes. En parallèle, ses franges les plus radicales s’organisent autour d’actions violentes flirtant avec le terrorisme (lire page 9). Face à l’ampleur de cette offensive, et à l’imminence d’une catastrophe, les mouvements antifascistes ont désespérément besoin, sinon de se renouveler, au moins de s’adapter à la période et à ses spécificités. Une stratégie en particulier gagne du terrain et de l’audience à gauche : celle de la Jeune Garde, qui s’attache à casser l’image d’un antifascisme isolé, pour l’inscrire dans l’imaginaire collectif et dans la lutte du quotidien.
Ces dernières années, l’antifascisme est par trop devenu une affaire de spécialistes plutôt qu’une évidence à gauche. Dans les syndicats, la lutte contre l’extrême droite n’est pas une question centrale, éclipsée par l’actualité sociale et les attaques gouvernementales répétées sur les acquis sociaux. Les partis politiques ne se revendiquent que très rarement anti-fascistes, le terme étant souvent considéré comme trop agressif à l’encontre de partis comme le Rassemblement national (RN), malgré son héritage et ses liens étrangers. Et l’antifascisme s’est retrouvé cantonné à l’extrême gauche, avec une très faible audience, peinant à toucher de nouvelles personnes, alors que l’extrême droite en convainc chaque jour davantage.
« La rupture de cet isolement est au cœur du projet de la Jeune Garde, explique Raphaël Arnault, porte-parole lyonnais de l’organisation, parce que l’extrême droite est redevenue ultra-violente, attaque des cortèges, des librairies… L’idée, c’est de faire revenir l’antifascisme au cœur de nos luttes. » Dans ce but, la Jeune Garde pousse, avec d’autres organisations, à de grands rendez-vous à gauche.
C’est aussi le cas du collectif Vigilance et initiatives syndicales antifascistes (Visa), né en 1996. Présidé par Cédric Bottero, le collectif a pour but de « donner des outils et des arguments aux équipes syndicales et aux militants à travers des livres, des brochures et des formations syndicales », mais aussi de participer à des initiatives unitaires, comme la manifestation organisée contre le congrès du RN à Perpignan en juillet, ou les marches contre l’extrême droite du 12 juin, qui avaient rassemblé 150 000 personnes dans tout le pays.
Mais quelques grandes manifestations par an ne suffisent pas à faire face à l’extrême droite. Des ponts se construisent avec les syndicats, les partis, les mouvements, les collectifs… « On estime qu’il y a toujours un intérêt à discuter antifascisme avec tout le monde à gauche. C’est pour ça qu’on est allés aux universités d’été du NPA et de La France insoumise, à la Fête de L’Humanité, et qu’on est prêts à aller partout où il y a des gens de notre camp social », explique Raphaël Arnault.
Avec la construction de ces ponts, la Jeune Garde cherche à instiguer une volonté d’occupation antifasciste de tous les terrains. La rue d’abord, bien sûr. Traditionnellement, les antifas se sont toujours confrontés à l’extrême droite dans la rue, et souvent violemment. « On note plusieurs périodes de confrontation directe », explique Isabelle Sommier, professeure de sociologie à l’université Paris-I, spécialisée dans l’étude de la violence politique. « D’abord dans les années 1920-1930, quand il y a une polarisation avec la montée en radicalité de deux spectres politiques, l’extrême droite et l’antifascisme. Puis dans les années 1960, avec la guerre d’Algérie et la montée de groupes d’extrême droite comme Occident, avec une violence dans la rue qui connaît son apogée en 1973 dans les affrontements devant le meeting d’Ordre nouveau à la Mutualité, qui aboutit à la dissolution de ce mouvement et de la Ligue communiste. »
Après cette période, Isabelle Sommier décrit un antifascisme « plus institutionnel », dans les années 1980, pour lutter contre la montée du FN. C’est la naissance du Scalp, la « Section carrément anti-Le Pen », de No Pasarán ou encore de Ras l’Front, un réseau associatif lancé en mai 1990, d’où naîtra Visa. « Ces groupes vont se déliter et être remplacés par d’autres plus instables et éphémères », note la sociologue. Une partie constitue aujourd’hui le tissu des Actions antifascistes qui ponctuent le territoire, mais n’ont que peu d’audience auprès de la population.
L’occupation de la rue se fait, sinon dans la violence, dans la confrontation. Il s’agit de placer des forces humaines, mais aussi d’occuper la rue visuellement, avec des affiches ou des stickers. Et de se défendre contre les agressions visant des cortèges de gauche dans les manifestations, par exemple. L’organisation de cette défense par les groupes antifascistes est vue d’un bon œil par Cédric Bottero : « Se “mettre sur la gueule” avec des fachos, ce n’est pas notre mode d’action, mais ça ne veut pas dire qu’on estime que c’est inutile. À Lyon, au vu des agressions et des attaques très graves contre les militants et les cortèges depuis des années, le fait qu’il y ait des groupes qui s’organisent pour les affronter, c’est politiquement très juste, et surtout extrêmement nécessaire. Mais ça ne peut pas être le seul mode d’action. » Le collectif La Horde, qui s’est spécialisé dans la surveillance et l’analyse de l’extrême droite, ainsi que dans l’éducation populaire à l’antifascisme, n’est pas non plus hostile à cette « autodéfense du moment qu’elle est accompagnée d’un vrai travail d’opposition intellectuelle et de construction d’un front ».
Si la Jeune Garde ne délaisse pas cette tradition de l’antifascisme de rue en organisant « régulièrement des entraînements d’autodéfense », elle y ajoute une stratégie nouvelle, inédite dans les milieux antifascistes, en se dotant de trois représentants, un par ville. Le porte-parole national Raphaël Arnault pour Lyon, berceau de l’organisation, Cem Yoldass pour Strasbourg et Maya Valka pour Paris (voir portraits). Ces trois figures publiques ont un but clair : représenter leur organisation dans les médias et amener la question de l’antifascisme au cœur du débat public. « La politique, c’est une question de rapport de force, que ce soit dans la rue ou dans les médias, explique Raphaël. Plus on a de l’audience, plus nos thématiques sont abordées, et donc plus on pèse dans le champ politique et dans la société. Les porte-parole, c’était la meilleure solution pour être écoutés sans abandonner nos convictions. »
Cette stratégie est loin de plaire à tout le monde dans le milieu antifasciste. Sur les réseaux sociaux et dans les cercles militants, les critiques ont été nombreuses, accusant les porte-parole de la Jeune Garde d’être des « starlettes », de s’approprier les luttes… « Le côté communicant dérange beaucoup dans le milieu antifa. Moi, ça me fait penser à Damien Rieu ou à Thaïs d’Escufon [de Génération identitaire, NDLR]_. Ça me gêne »_, déplore un militant antifasciste. D’autres, comme à La Horde, ont une position plus nuancée : « Les porte-parole, ça humanise et ça donne une certaine proximité avec notre lutte. L’inconvénient, c’est qu’incarner fige un peu, et ça se fait à ton corps défendant, souvent. Pour Raphaël, par exemple, c’est trop tard. L’antifasciste lyonnais, ça va être lui, parce que c’est plus facile à envisager, médiatiquement. Mais avoir des porte-parole, c’est honnête, parce que, quand ils ne sont pas désignés, c’est un rôle informel. Dans n’importe quel collectif, il y en a toujours qui émergent. » Et s’afficher, c’est s’exposer à des risques : les représentants de la Jeune Garde en font les frais au quotidien, sur Internet et dans la vraie vie.
Néanmoins, la stratégie d’ouverture de la Jeune Garde semble avoir plus d’avantages que d’inconvénients. Pendant des années, la figure de l’antifasciste s’est dessinée selon deux modèles : le martyr et le mystère. Le martyr, depuis 2013, c’est Clément Méric, tué par des skinheads. Le mystère, c’est l’antifasciste masqué, qui reste dans son milieu, sans réussir à convaincre en dehors de son microcosme. Avec ses porte-parole, la Jeune Garde démystifie cette figure pour proposer un nouveau modèle d’antifa : « On apprécie beaucoup le travail de la Jeune Garde, ils ont une nouvelle approche : se mettre en avant publiquement tout en faisant un travail de terrain, constate Cédric Bottero. Ils font évoluer la figure de l’antifasciste. »
Et cette dynamique n’est pas seulement médiatique, comme le décrit un membre de la Horde : « Ce qui m’a frappé à la Jeune Garde, c’est à quel point les cortèges sont ouverts : ça chante, ça bouge, ça donne envie d’y aller. On ne se dit pas“je vais me faire jeter, ils ont l’air d’être entre eux…” C’est une vraie rupture avec les cortèges d’il y a quelques années. Et puis il y a beaucoup de filles, ça joue aussi. » Maya Valka ne le démentira pas : « Il y a tout un folklore et une image de l’antifa qu’on essaye de casser pour montrer que c’est une lutte envisageable pour tout le monde. » Le modèle Jeune Garde a déjà pris dans trois villes, et ne semble pas près de s’arrêter là.
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