Incendie de Lubrizol : cinq constats pour un bilan
Trois collectifs citoyens, l’Union des victimes de Lubrizol, Rouen respire et l’Association des sinistrés de Lubrizol, dressent un bilan de la catastrophe survenue il y a deux ans dans la préfecture de la région Normandie.
dans l’hebdo N° 1673 Acheter ce numéro
Depuis presque deux ans, les citoyens se battent pour obtenir la vérité sur les impacts de l’accident industriel hors norme qui s’est produit à Rouen le 26 septembre 2019, en comprendre les causes et les conséquences, et mettre en lumière les défaillances dans la gestion de cette crise.
Des documents complexes et techniques, mis à disposition par les autorités ont été décryptés. Cet engagement citoyen nous a révélé les coulisses d’un fonctionnement sociétal solidement verrouillé, notamment en raison d’enjeux économiques et politiques particulièrement sensibles.
Deux ans après l’incendie, quel bilan pouvons-nous tirer de la gestion de cette crise ?
Le premier constat est que, malgré une longue histoire industrielle de la région, ni les industriels, ni les collectivités, ni les citoyens n’étaient suffisamment préparés pour affronter un tel événement. Tout le monde reconnaît que les sapeurs-pompiers ont effectué un travail remarquable. Nous ne remercierons jamais assez les employés du site, qui, en déplaçant in extremis des cuves au potentiel létal, ont évité que l’incendie ne se transforme en une catastrophe d’une ampleur jamais atteinte en France.
Néanmoins, de nombreuses failles ont été révélées. Par exemple :
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le déclenchement tardif des sirènes,
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la communication défaillante avec les collectivités locales, le personnel médical et les citoyens,
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certaines écoles non fermées alors qu’elles auraient dû l’être,
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les personnes vulnérables non confinées, exposées sans protection à des substances toxiques.
Si un accident identique se reproduisait à Rouen, nous n’y serions certainement pas beaucoup mieux préparés. Néanmoins, les mesures prises sont-elles suffisamment efficaces ? L’absence de diffusion d’informations sur les conduites à tenir ou le nouveau système d’alerte SMS qui ne se déclenche que 12h après la survenue d’un nouvel accident en sont des illustrations. Et surtout, en l’absence de protocole national, les autres villes industrielles sont-elles mieux préparées que les normands ne l’étaient avant l’accident ?
Le deuxième constat est que la sécurité industrielle dans notre métropole, mais également dans le pays, en Europe, et dans le reste du monde, n’est pas assurée. Depuis des années, nous assistons à une succession ininterrompue d’accidents industriels. Les données d’accidentologies publiées par le BARPI montrent que leur nombre augmente d’année en année (hors périodes de confinement) : nous sommes passés de 827 accidents en 2016 à 1145 en 2019 soit une augmentation de 38% en 3 ans. En Seine Maritime, 11 accidents remarquables se sont produits depuis l’incendie de Lubrizol – Normandie Logistique. Chaque semaine sur le territoire français, en Europe, et aux quatre coins du monde : des explosions, des incendies, des fuites accidentelles de produits chimiques dans l’environnement, parfois des blessés ou des morts. Un incendie comparable à celui que nous avons vécu à Rouen s’est déclenché au mois de juin 2021 à Rockton aux États-Unis, dans une usine appartenant à la société Lubrizol, entraînant une évacuation de la population locale et, comme à Rouen, un gigantesque panache de fumée noire, des retombées de suies, des odeurs pestilentielles.
L’accroissement du nombre d’accidents est corrélé à l’assouplissement des contraintes législatives sur les industriels (Loi ESOC, Loi ASAP). La financiarisation de l’industrie qui s’accompagne de réductions des dépenses (recours à la sous-traitance, diminution du nombre d’emplois, entretien minimal des installations, délais allongés pour résoudre les problèmes constatés en inspection) joue probablement un rôle dans cette augmentation du nombre des accidents.
Cette succession est la preuve que les mesures de prévention imposées aux industriels sont insuffisantes. La législation sur les risques industriels n’est pas assez contraignante, des pratiques dangereuses sont encore utilisées (telles que l’utilisation des récipients fusibles mobiles qui fondent en cas d’incendie et qui sont en cause dans l’extension du feu du 26 septembre), les contrôles des usines ne sont pas assez efficaces, les sanctions en cas de faute sont dérisoires (une amende de quelques milliers d’euros, qu’est-ce pour une multinationale ?).
Le troisième constat est qu’en cas d’accident majeur, les mécanismes de communication à la population se veulent systématiquement rassurants.
Les pratiques de communication n’ont pas beaucoup changé depuis Tchernobyl. En plein chaos, en l’absence de connaissance précise sur l’impact réel des événements, des messages rassurants sont adressés à la population.
La ville est irrespirable mais les discours indiquent que la qualité de l’air est habituelle. A des kilomètres, une pluie noire s’est déversée mais les analyses de sol retrouvent systématiquement des niveaux de pollution au-dessous des normes, comparables au « bruit de fond » ou correspondant à la « pollution dite historique ».
Les 9.000 tonnes de produits chimiques partis en fumée ont disparu comme par enchantement.
8.000 m2 de toiture en fibrociment se sont envolés dans les airs, des débris ont été retrouvés, partout dans certains quartiers et jusqu’à des kilomètres, mais il n’y a pas une seule fibre d’amiante dans l’environnement.
Comment est-ce possible ? Par quel miracle, notre région pourrait-elle avoir échappé à la pollution après un accident de cette ampleur ?
La réponse à cette question, de notre avis, est dans la redoutable méthodologie employée. Elle est systématique partout où le développement économique doit se faire au détriment de la protection de l’environnement et de la santé : par exemple, le scandale de l’amiante partout en France ou les algues vertes en Bretagne. Depuis des dizaines d’années, l’histoire se répète.
Premier point, les délais pour réaliser les analyses.
Dans notre cas, il a fallu :
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attendre pour connaître la liste exacte des produits chimiques brûlés,
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puis attendre pour mettre en place des protocoles d’analyses,
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puis attendre pour que les prélèvements et analyses soient fait~~e~~s,
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puis attendre pour que ce soit refait car des prélèvements avaient été perdus,
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puis attendre pour que des résultats soient rendus publics.
Avec le temps, évidemment, la pollution se dilue et se rapproche du bruit de fond et le sujet s’estompe des préoccupations majeures des citoyens. Dans cette course de lenteur, si certaines analyses étaient rendues publiques au fil de l’eau, d’autres qui révélaient des résultats inquiétants ont attendu jusqu’à un an et demi avant d’être publiées. C’est le cas des analyses réalisées sur les lichens, qui révèlent pourtant la signature chimique de l’incendie, très importante pour prescrire les mesures de protection adaptées et de suivi sanitaire. Elles montrent également, on ne s’en étonnera pas, des dépassements considérables des seuils d’alerte pour certains polluants et une pollution chronique persistante dans de nombreuses zones.
Deuxième point, et aussi surprenant que cela puisse paraître, la mise en œuvre des analyses. Elle est confiée le plus souvent, de façon parfaitement légale, aux industriels. C’est aux entreprises mises en examen d’apporter la preuve de la pollution. Elles proposent un protocole aux autorités et confient aux prestataires de leur choix, dont ils sont clients, la réalisation des prélèvements et des analyses.
C’est ainsi que nous retrouvons dans les rapports :
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des zones témoins situées dans des secteurs sous influence industrielle,
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l’affirmation sans aucune preuve produite que la pollution est historique, que la pollution du sol sous le site incendié est sans conséquence environnementale ou sanitaire, ou qu’il n’y a pas d’élément prouvant que les polluants retrouvés puissent être en rapport avec l’incendie.
L’interprétation est quasi systématiquement à décharge des industriels.
Nos associations tentent d’attirer sans succès et depuis des mois, l’attention des autorités sur le fait que cette situation est favorable à de véritables conflits d’intérêt.
Il en est de même pour l’évaluation quantitative des risques sanitaires. Nous pourrions penser qu’elle serait confiée à des professionnels de la santé, à des médecins, des spécialistes en toxicologie, des épidémiologistes… Pourtant, ce sont également les industries qui évalueront si l’incendie risque d’avoir un impact sur la santé de nos concitoyens. Et c’est sur ce rapport que se basera l’hypothétique mise en place de mesures de protection de la population… quelques années après l’accident puisqu’il convient d’attendre que cette évaluation soit terminée.
Le quatrième constat est que la mise en place du suivi sanitaire renforcé de la population, annoncée dans les semaines après l’incendie, est largement insuffisante voire inexistante. Contrairement à ce qui a été fait lors que l’accident Seveso survenu en Italie il y a 50 ans, aucun prélèvement biologique à titre conservatoire n’a été effectué. L’Italie a été bien plus soucieuse de la santé de ses habitants, elle assure encore aujourd’hui le suivi des descendants de 2ème génération des personnes alors contaminées.
Nos associations ont sollicité l’Agence régionale de santé à de nombreuses reprises, pour que ces prélèvements soient effectués dans la population. Il s’agissait de la disposition la plus pertinente pour avoir une mesure de l’exposition réelle de la population humaine, au même titre qu’ont été effectués des prélèvements de sol, d’eau, d’air et de denrées alimentaires. Il était, de notre avis, tout aussi important de rechercher des produits toxiques dans le lait maternel destiné aux nouveau-nés que dans le lait de vache destiné aux consommateurs de produits laitiers. La stratégie d’évitement utilisée par les autorités prive aujourd’hui la population d’informations capitales sur l’imprégnation toxique qu’elle a subie. Sans analyse toxicologique, nos organismes de santé sont bien incapables aujourd’hui d’évaluer correctement les risques futurs sur la santé des habitants de notre région. Sans considérer uniquement cette catastrophe, l’incendie, et les résultats de telles analyses, auraient pu constituer le déclencheur d’une vaste volonté d’évaluer l’impact du contexte industriel rouennais sur la santé des concitoyens.
Outre des rapports argumentant que cette biosurveillance n’est pas pertinente et que les salariés exposés n’ont pas besoin de suivi spécifique, la principale action de Santé Publique France a été de réaliser une enquête de santé ressentie basée sur un questionnaire. Les résultats partiels publiés récemment confirment ce que nous savions : une exposition aux polluants et un impact sur la santé des adultes et des enfants. Si on extrapole ces données à l’ensemble de la population représentée dans cette étude, ce sont des centaines de milliers de personnes qui ont été impactées.
Enfin, la mesure phare de surveillance épidémiologique réclamée dans le rapport d’enquête sénatoriale sur l’incendie de Lubrizol-Normandie Logistique, à savoir la création de registres de cancers et de malformations congénitales, n’a pas été mise en place. La candidature de la Normandie à l’appel à projet pour le 7ème registre français de malformations congénitales vient d’être rejetée par santé Publique France au profit d’une autre région. L’autre projet de surveillance défendu par l’organisme est basé sur les données de l’assurance maladie. Il sera plus généraliste et sans aucun contrôle possible de la société civile. Deux années complètes après l’incendie, ce projet alternatif qui nous semble moins pertinent n’a pas encore démarré.
Le cinquième constat est que le rapport de force entre les citoyens, les industriels et l’État est fortement déséquilibré.
L’incendie a été vécu comme un véritable traumatisme :
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les odeurs d’hydrocarbures persistantes pendant plus de 8 mois,
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la peur au moment de l’incendie puis au moindre signal d’alerte, le préjudice d’anxiété,
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des productions agricoles ou des récoltes personnelles jetées,
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les employés des deux usines et de leurs sous-traitants qui doivent supporter la charge psychologique générée par cet accident (il y a eu un suicide dans les jours suivant l’incendie),
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une ville qui se vide pendant des semaines,
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des dépenses publiques mirobolantes,
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la fuite temporaire souvent, définitive parfois, des lieux d’habitation,
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des consultations médicales, des états de choc post traumatiques etc…
Les citoyens sont en droit de réclamer réparation, condamnations pénales ou indemnisations.
Concernant la justice, les citoyens et les associations se sont heurtés à des frais qu’ils pouvaient difficilement assumer (avocats, expertises, analyses..). La conséquence est que les citoyens, même victimes, hésitent à porter plainte. Face à eux, avec des moyens illimités, des hordes d’avocats et d’experts, qui connaissent parfaitement les stratégies pour échapper aux condamnations, pour produire de l’invisibilité. C’est ainsi, par exemple, que sont fournis à la justice des documents capitaux pour évaluer les dangers de l’usine et où des informations essentielles sont masquées.
Les collectivités locales ont pour la plupart fait le choix de ne pas porter plainte.
Les agriculteurs, pris à la gorge par leur perte d’activité et l’image désastreuse d’une Normandie aux terres souillées, ont quasiment tous fait le choix d’accepter une indemnisation associée évidemment à l’engagement de ne pas poursuivre l’industriel. La stratégie a été payante car du jour au lendemain, le monde agricole, pourtant lourdement éprouvé par la souillure des terres, a fait silence. Aujourd’hui, si le coût économique de la perte d’activité pour les agriculteurs est estimé entre 5 et 50 millions d’euros, la dépense d’indemnisation versée par Lubrizol reste un grand mystère.
Au cours de ces deux années de travail associatif, nous avons découvert que le pouvoir des industriels sur la décision politique dépasse largement celle des citoyens.
Ils obtiennent des soutiens institutionnels qui leur permettent de garder la main sur la prévention des risques et la maîtrise de la communication vers les habitants. Dans les instances où ils siègent, ils pèsent sur les décisions en matière de sécurité et de protection de l’environnement, favorisant toujours le développement industriel à la mise en place de véritables mesures qui protègeraient l’environnement et la santé des salariés et des citoyens. Ils font pression sur les parlementaires, y compris au niveau européen pour que la législation leur devienne de plus en plus favorable.
Enfin, le Comité de Dialogue et de Transparence mis en place par la Préfecture et auquel nos associations assistent, constitue un canal d’informations descendantes, souvent habilement résumées qui ne prend que très peu en compte les attentes de la société civile.
En conclusion, deux ans après l’incendie de Lubrizol-Normandie Logistique, le constat est lourd. Nous n’avons pas su éviter cette catastrophe, ni la gérer correctement et encore moins en tirer les leçons. Les causes restent là. Les conséquences environnementales et sanitaires n’ont pas été recherchées comme il l’aurait fallu. Une invisibilité irréversible de l’impact de cet incendie en découle. Si rien n’est fait, nous pouvons nous attendre à de nombreuses autres catastrophes de ce type ou plus graves.
Nous comptons sur le travail de la justice pour établir la vérité sur les responsabilités de chacun dans le déclenchement de cet incendie, la pollution qu’il a générée et pour déterminer si la gestion de cette crise a permis d’en évaluer correctement les conséquences et de protéger au mieux la population. Nous demandons des politiques publiques efficaces pour faire reculer l’insécurité industrielle. Tant que l’influence des industriels sur la décision politique sera majeure, les problèmes de pollution de l’environnement persisteront. Pour qu’une telle situation ne se reproduise pas, un protocole national de gestion des accidents industriel, prenant en compte les attentes légitimes de la société civile, doit être mis en place.
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