« J’ai aimé vivre là », de Régis Sauder : Parmi les autres

Avec J’ai aimé vivre là, Régis Sauder signe un beau film en symbiose avec l’œuvre d’Annie Ernaux et la ville où elle habite, Cergy-Pontoise.

Christophe Kantcheff  • 28 septembre 2021 abonnés
« J’ai aimé vivre là », de Régis Sauder : Parmi les autres
© Shellac Films

Il y a une actualité Annie Ernaux au cinéma. Alors que L’Événement, adaptation à l’écran du livre éponyme de l’écrivaine, réalisé par Audrey Diwan, vient de recevoir le Lion d’or à la Mostra de Venise, sort aujourd’hui J’ai aimé vivre là, du documentariste Régis Sauder. J’ai aimé vivre là est non seulement un film où résonnent des extraits de textes de l’auteure des Années, mais il en est nourri, irrigué, pénétré. La littérature réussit à Régis Sauder, dont c’est ici le huitième long métrage, puisqu’il avait déjà su, avec Nous, princesses de Clèves (2011), faire d’un classique le terreau d’une belle œuvre cinéma-tographique.

J’ai aimé vivre là, Régis Sauder, 1 h 29.
Avec J’ai aimé vivre là, c’est comme si le cinéaste avait introduit une caméra dans les mots d’Annie Ernaux. Mots qui ne sont pas extraits de livres pris au hasard. Il s’agit notamment du Journal du dehors et de La Vie extérieure, où l’auteure se décrit plus que jamais au milieu des autres, où sa subjectivité semble intégrer (sinon se confondre avec) celle des individus qui composent son environnement social. On entend ainsi ce passage : « Aujourd’hui, pendant quelques minutes, j’ai essayé de voir tous les gens que je croisais, tous inconnus. Il me semblait que leur existence, par l’observation détaillée de leur personne, me devenait subitement très proche. Comme si je les touchais. Si je poursuivais une telle expérience, ma vision de moi-même et du monde s’en trouverait radicalement changée. Peut-être n’aurais-je plus de moi. »

Le film ne procède pas à la dilution du « moi » d’Annie Ernaux. Mais il montre ces va-et-vient invisibles, ces circulations clandestines entre les subjectivités, celle de l’écrivaine et celle d’autrui, à qui il donne des corps, des visages, des voix. Une circulation accentuée par un jeu de lecture de certaines phrases en voix off, commencée par Annie Ernaux, prolongée ou répétée par un de ces personnages. Des femmes -essentiellement, de tous âges : Claudette est sans doute la plus âgée, Lola et Anouck, en fin de lycée, parmi les plus jeunes. Toutes sont des habitantes de Cergy-Pontoise, cette ville nouvelle où vit Annie Ernaux depuis de nombreuses années – celle-ci apparaît également à l’écran, assez brièvement, sans qu’un traitement particulier lui soit réservé.

Voilà donc tout ce qui fait de ce film non une adaptation mais un développement singulier de l’œuvre de l’écrivaine, bien sûr autonome, appartenant en propre à Régis Sauder. C’est pourquoi il est si passionnant.

On est ainsi admis dans l’intimité de ces inconnus comme si on les touchait, pour reprendre les mots d’Annie Ernaux. On entre dans le cercle de la famille d’une jeune fille d’origine comorienne, chanteuse à ses heures ; dans la solide amitié qui unit Lola et Anouck, inquiètes du fait de leur prochain éloignement ; et dans les souvenirs de Claudette, l’une des premières habitantes de Cergy-Pontoise. De la même façon, le film approche le cœur battant de cette ville, fondée il y a maintenant plus de cinquante ans. La caméra la survole, l’embrasse et scrute aussi le rapport intime qu’entretiennent avec elle ses habitants – du moins ceux qu’elle filme. Une ville à l’urbanisme original, entre béton et végétation, dont l’architecture « moderne » commence à se patrimonialiser. L’utopie originelle privilégiant le piéton s’effrite, la vie associative municipale est à la peine, comme en atteste l’une des habitantes. Signe des temps : la patinoire est devenue un immense refuge pour migrants. Cergy-Pontoise semble être une ville où on se sent bien, tout en étant un endroit où l’on est de passage sur une période plus ou moins longue de sa vie. Comme chaque individu sur terre, pris dans la chaîne du vivant, où les générations succèdent aux générations, comme le rappelle encore un texte d’Annie Ernaux.

Ce film aussi est une visite : il commence comme il s’achève, sur l’image du RER A, « mon RER », dit l’écrivaine, qui arrive au petit matin et repart à la nuit tombée. Entre-temps, le spectateur aura assisté à un film qui compte parmi les plus sensibles et les plus intelligents consacrés à une œuvre – et quelle œuvre ! – littéraire.

Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes