« Jean-Luc Nancy, dernier gardien de la grande époque de la pensée française »
Le rocker Rodolphe Burger salue la mémoire et l’œuvre du philosophe disparu le 24 août, dont il a jadis suivi les cours et qu’il a fait participer à certains de ses spectacles.
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Rodolphe Burger et Jean-Luc Nancy devaient réaliser ensemble, en cette fin août, une performance au festival des Rencontres inattendues, qui couple, depuis dix ans, musiques et philosophies à Tournai (Belgique). La disparition soudaine du philosophe (1) l’a évidemment empêchée. Jean-Luc Nancy aimait monter sur scène, en particulier avec son ami alsacien Rodolphe Burger, jadis étudiant en philo à la faculté de Strasbourg, rocker très pointu influencé autant par la philosophie que par le Velvet Underground, le punk ou les musiques électroniques. Habitué à interpréter des textes littéraires, de Shakespeare, de Mahmoud Darwich, d’Olivier Cadiot ou de Pierre Alferi, ou encore le Cantique des Cantiques, l’ancien leader du groupe Kat Onoma a souvent fait participer le philosophe à ses concerts et à plusieurs de ses enregistrements.
Lorsque nous le rencontrons dans les locaux de son label, Dernière Bande, Rodolphe Burger est en train de préparer ce qu’il compte jouer – avec la voix de Jean-Luc Nancy – lors des obsèques de ce dernier dans la capitale alsacienne. Il revient ici sur sa longue amitié avec le philosophe, sa fréquentation du penseur et de son œuvre. Et la générosité de l’un des derniers représentants de l’exceptionnelle génération d’intellectuels de l’après-68, qui, contrairement à d’autres, refusa toujours de renier ses engagements, ses expériences, ses espoirs. Et la fidélité à ses convictions progressistes.
Vous vous apprêtiez à monter sur scène avec Jean-Luc Nancy, déjà très malade, Comment l’avez-vous vu dans ses derniers instants ?
Rodolphe Burger : Jean-Luc était très faible. Les dernières fois que je l’ai vu, il était hospitalisé. Il s’était inquiété de savoir « comment on allait faire » pour mener ce projet à son terme. Nous avions travaillé ces derniers mois sur un dispositif à trois voix, avec Hélène, sa femme, lui et moi, autour d’un texte qu’il avait écrit, intitulé « Meaningless », sur l’œuvre d’un poète peu connu mais génial, Conrad Aiken. Nous l’avions découvert chacun de notre côté et nous étions enthousiasmés presque en même temps pour cet auteur. Selon moi, cela traduit au plus près ce qu’il était : un homme d’une immense générosité.
À ce moment-là, alors qu’il n’avait plus que deux ou trois heures par jour de lucidité, de capacité de travail, de forces, il a trouvé l’énergie d’écrire un texte, peut-être son dernier, intitulé « Oratorio », qu’il avait promis pour le catalogue de la prochaine rétrospective à Beaubourg du peintre hongrois Simon Hantaï. Cela le caractérise bien : quelqu’un qui ne tenait que par la force de l’esprit. Depuis sa greffe du cœur en 1992, il n’a cessé d’avoir de graves soucis de santé. Mais toujours il s’est relevé, malgré tout ce qu’il a subi. Renaissant, se remettant au boulot. Je crois que la seule chose qui pouvait vraiment le décourager, lui ôter son envie de vivre, c’était de ne plus pouvoir travailler.
Vous avez eu Jean-Luc Nancy comme professeur de philosophie lorsque vous étiez étudiant à la fac de Strasbourg…
En fait… non ! J’ai eu Claire Nancy, sa première femme, mais lui n’a jamais été mon prof en titre. C’était vers 1977. Et à l’époque, à la fac de Strasbourg, Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe (2) avaient un prestige intellectuel énorme. Quand on étudiait la philo, on ne pouvait pas passer à côté ! J’allai donc assister à leurs cours en auditeur libre et je lisais leurs livres. Tout comme ceux de Jacques Derrida ou de Roland Barthes, qui venaient à l’époque régulièrement : ce qu’on a appelé alors l’école de Strasbourg.
Très affaibli, il a trouvé l’énergie d’écrire un texte. Il ne tenait que par la force de l’esprit.
Alors qu’aucun des deux, ni Nancy ni Lacoue-Labarthe, n’en était originaire, ils ont réussi à faire de Strasbourg un vrai centre intellectuel, qui s’inscrivait dans la tradition historique de cette ville comme plateforme de traduction et de passages, notamment entre la pensée allemande et la pensée française, entre les mondes latin et germanique. Ils ont fait découvrir en France le romantisme allemand, celui de l’école d’Iéna, avec leur livre L’Absolu littéraire (Seuil, 1978). En outre, ils ont fait tout un travail sur Nietzsche, Heidegger ou Hölderlin, mais aussi sur la psychanalyse, avec Freud et surtout une lecture pointue de Lacan, offrant une formidable ouverture intellectuelle à Strasbourg.
Lacoue-Labarthe mettait aussi en scène des auteurs nouveaux au Théâtre national de Strasbourg, avec Jean-Luc qui jouait dans ces pièces. Pour nous, étudiants, ils étaient des figures d’intellectuels absolument fascinantes, atypiques, tout le contraire des mandarins, à l’avant-garde de la pensée de cette époque, et qui enseignaient aussi aux États-Unis.
Je suis ensuite parti à Paris, mais je suis resté proche d’eux. Et j’ai notamment participé au grand colloque de Cerisy sur Derrida, en 1980, qui se tenait sur une dizaine de jours, avec des intervenants venus d’un peu partout dans le monde. Jean-Luc m’avait demandé d’intervenir dans un séminaire du matin sur la politique, avant les grandes conférences plénières des après-midi. J’étais l’un des plus jeunes et j’étais totalement flippé ! Mais cela a été une expérience extraordinaire.
Quels souvenirs marquants gardez-vous de Jean-Luc Nancy ?
Bien sûr, il y a ses cours à la fac et son approche très particulière de la philosophie. Mais ce que je retiendrais d’abord, c’est sa générosité. Ainsi, il m’avait proposé, comme à d’autres amis, de me préparer à l’agrégation de philo en me donnant des cours particuliers. J’ai aussi le souvenir d’étés passés dans sa maison de campagne du Dauphiné. Mais vivre avec Jean-Luc Nancy, cela signifiait être sans cesse humilié ! En plein été, je me levais vers 9 heures du matin et il avait déjà écrit, coupé du bois, fait les courses… Il avait une puissance de travail incroyable, tout en paraissant tranquille. Au bout de huit jours il avait pratiquement un livre déjà écrit. Sur ce point, il était tout le contraire de Philippe Lacoue-Labarthe, qui, toujours tourmenté, écrivait au dernier moment, totalement angoissé. Je me souviens de l’avoir croisé à la bibliothèque la veille d’une intervention, quand Jean-Luc, lui, avait bouclé son texte huit jours plus tôt.
Ils étaient tous les deux très proches…
Extrêmement ! Ils ont même vécu en communauté – allant jusqu’à partager leurs femmes. Jean-Luc ne l’a jamais caché et s’en est expliqué pas mal de fois. Et Claire Nancy s’est mariée avec Philippe Lacoue-Labarthe après leur séparation, tout en gardant le nom de Nancy. Mais ce n’était pas un truc baba cool, du genre « amour libre ». C’était plutôt un modèle inspiré du romantisme allemand, avec l’idée d’une profonde amitié, dans lequel les femmes étaient elles aussi partie prenante. Jean-Luc reviendra cependant sur cette expérience après sa rencontre avec Hélène, sa seconde femme, en affirmant que « la communauté était peut-être un trompe-l’œil ». Il fera alors trois livres importants sur l’idée de « communauté (3) ».
Il adorait se produire en concert ou sur une scène de théâtre.
C’est aussi le moment où Nancy se met à écrire seul, alors qu’ils écrivaient à deux auparavant. En s’interrogeant sur la manière dont on peut encore penser le lien : pas seulement le lien social, mais la notion de commun, qui est devenue l’une de ses grandes questions, parmi beaucoup d’autres – je ne sais pas quelle question il n’a pas abordée, avec plus de cent livres… Il voulait continuer à travailler sur le commun après la crise du communisme et d’autres utopies collectives advenue à la fin des années 1970, mais toujours conçu dans un horizon révolutionnaire. Il se demandait comment faire si on ne veut pas lâcher cela, et ce qu’on pourrait désormais produire comme pensée et comme horizons. Il travaillait sur le devenir de cette exigence tout en tenant compte, évidemment, des échecs du passé. Avec une grande lucidité sur les ravages et les impasses passés, mais toujours avec l’exigence de maintenir cet élan. En conservant celle d’une rationalité rigoureuse et en refusant les pessimismes « antimodernes », trop à la mode aujourd’hui. C’est cette préoccupation, éminemment politique, qu’il s’est toujours refusé à abandonner.
Diriez-vous qu’avec sa disparition s’achève une période particulière de la pensée française ?
Certainement. Même s’il reste encore quelques-uns des grands philosophes de cette période exceptionnelle, certes de plus en plus rares, Jean-Luc Nancy était un peu le « dernier des Mohicans », ou parmi les derniers. C’est assez incroyable puisqu’il aurait dû mourir il y a trente ans (il avait été condamné par les médecins), lorsqu’il a subi sa transplantation cardiaque. Pourtant, il a survécu. Survécu aussi à la mort de Blanchot, de Derrida, de Lacoue-Labarthe. Sans jamais cesser de répondre aux sollicitations, avec générosité, intervenant sur toutes sortes de sujets avec une présence très rassurante. C’est pourquoi il était un peu le dernier gardien d’une époque de la pensée française. Je suis d’ailleurs choqué par la quasi-absence de réactions à sa mort. Même si elle a coïncidé avec celle de Charlie Watts, certes, cela dit bien quelque chose de notre pauvre époque.
Il avait aussi un grand intérêt pour les œuvres d’art. En voulant y concourir ou y participer…
Il avait en effet la volonté de s’investir personnellement, physiquement, dans des spectacles. Il implorait toujours Lacoue-Labarthe de lui confier un petit rôle quand celui-ci montait un spectacle à Strasbourg ! Nous avons fait des concerts et des performances incroyables ensemble. La première fois, c’était à Montréal, autour d’une exposition du peintre François Martin. Nous avons fait un concert à trois et j’ai découvert à quel point il adorait cela. Il voulait répéter tout le temps. Il a écrit des cahiers de notes, exhumés récemment, sur les coulisses, le backstage, les acteurs, les techniciens… Des choses qui le fascinaient et qu’il observait avec une grande attention.
Je me souviens aussi d’un spectacle au parc Jean-Jacques-Rousseau d’Ermenonville, où il est monté sur scène dans un costume en lin magnifique qu’on lui avait fait dans le style du XVIIIe siècle, pour incarner Rousseau. Là, j’ai vu que Jean-Luc Nancy pouvait être aussi un excellent acteur.
Nous avons ensuite continué sur cette lancée, avec des conférences à la bibliothèque universitaire de Strasbourg, où venaient plein de gens, dont beaucoup d’étudiants attendant tous l’éminent professeur Jean-Luc Nancy. Il arrivait alors avec son costume, changeant régulièrement de chapeau pour être successivement Marx, Nietzsche, Kant, etc. Des films ont été faits de ces moments-là. Et ces spectacles lui avaient vraiment fait plaisir.
(1) Les deux derniers livres de Jean-Luc Nancy sont Un trop humain virus (Bayard, 2020) et le redoutable Mascarons de Macron, (Galilée, 2021). Un ultime ouvrage, Cruor, doit paraître en octobre (Galilée).
(2) Sur ce philosophe, mort en 2007, on lira le recueil de textes rassemblés sous la direction de Jacob Rogozinski : Philippe Lacoue-Labarthe. La césure et l’impossible, Lignes, 2010. Avec en conclusion l’émouvant texte de Jean-Luc Nancy : « Philippe ».
(3) La Communauté désœuvrée (Bourgois, 1986), La Communauté affrontée (Galilée, 2001) et La Communauté désavouée (Galilée, 2014).