La gauche cherche sa place chez les anti-passe
Associations, syndicats et partis de gauche visent une initiative unitaire contre le passe sanitaire, mais redoublent de précautions face à un mouvement jugé « confusionniste ».
dans l’hebdo N° 1670 Acheter ce numéro
À l’approche du neuvième samedi de mobilisation contre le passe sanitaire, les associations, syndicats et partis de gauche ne savent toujours pas quelle attitude adopter. Comment trouver sa place dans un mouvement social tenace sans se compromettre avec les groupes d’extrême droite qui s’y sont durablement incrustés ? Comment incarner une ligne antiautoritaire claire sans alimenter la défiance envers la vaccination et offrir des gages aux conspirationnistes ?
Ce casse-tête était à l’ordre du jour d’intenses négociations, depuis le 25 août, entre une quinzaine d’organisations de la gauche sociale et politique, parmi lesquelles figurent la CGT, la FSU, Solidaires, Attac, la LDH, La France insoumise (LFI) et le NPA (1). Le groupe a été constitué à l’initiative de Solidaires à partir des organisations signataires d’un appel à manifester le 12 juin pour les libertés publiques et contre l’extrême droite. Une manière d’inscrire d’emblée la convergence sur une ligne clairement antiraciste. Après deux semaines de discussions et malgré un accord sur le fond, les négociations ont cessé le 6 septembre sans avoir pu aboutir sur une date commune de mobilisation.
Cette tentative unitaire s’inscrit dans une suite logique des événements de l’été. Un premier consensus était apparu dès le 22 juillet à travers la publication d’une tribune réunissant plusieurs dizaines de cadres d’organisations de gauche en leur nom personnel, du NPA à Europe Écologie-Les Verts, en passant par la CGT, Attac et Solidaires, et à l’exception de la CFDT et du PS. Au même moment, les députés de gauche ferraillaient à l’Assemblée nationale contre l’adoption du passe. Depuis, la CGT et Solidaires, bien implantés chez les soignants où la colère est forte, ont pris des positions anti-passe affirmées. « Nous avons dit très clairement que le passe sanitaire était une agression contre les travailleurs et une mesure antisociale, car les moins vacciné·es sont aussi celles et ceux qui sont les plus précaires et les plus pauvres. Nous avons tout aussi clairement affirmé que nous étions pour la vaccination du plus grand nombre », souligne Simon Duteil, porte-parole de Solidaires.
Le silence de Marine Le Pen
Si des groupes d’extrême droite sont bien présents dans les manifestations contre le passe sanitaire, ce n’est pas le cas du Rassemblement national. Pas question pour le parti lepéniste de frayer avec Florian Philippot, son ancien numéro deux, très en pointe dans ces mobilisations. Tiraillé entre le souci de ne pas heurter ses sympathisants, où se recrute la plus forte proportion d’antivax (29 % d’entre eux ne souhaitaient pas se faire vacciner, selon une enquête OpinionWay réalisée en juillet), et sa volonté de parfaire sa stature de parti de gouvernement, le RN s’est prudemment tenu à distance des mobilisations. Ses porte-parole se contentent de critiquer le passe sanitaire lors de leurs invitations médiatiques, tandis que Marine Le Pen n’en dit mot. Dans une tribune donnée au Monde sur le dernier livre de Pierre Rosanvallon (25 août), elle juge « potentiellement vaine » la protestation anti-passe sanitaire, et estime qu’elle est « la marque d’un pays en souffrance » dont on ne sortira que par le vote d’« un grand projet collectif qui remette le peuple au centre ».
Michel Soudais
Au fil des semaines, le sentiment d’urgence a grandi chez certains militants de terrain, qui voient s’enraciner le mouvement anti-passe dans l’angle mort des syndicats et partis politiques. Du côté de Saint-Nazaire, Christel Husson, gilet jaune, impliquée dans le mouvement contre le passe sanitaire, appelle à l’aide : « Qu’est-ce que les militants de gauche attendent ? Nous avons besoin d’eux, d’urgence, pour ne pas perdre le rapport de force. Nous sommes à sept mois de la présidentielle, des groupes d’extrême droite s’installent, c’est aujourd’hui qu’il faut les combattre. » Une assemblée populaire réunit chaque mercredi dans sa ville plusieurs dizaines de personnes, venues d’horizons politiques très différents. « Les complotistes et les gens confus sont très minoritaires et ils sont tout simplement perdus. Nous pouvons les convaincre si un cadre collectif émerge, affirme la militante. C’est pour cela que nous avons plus que jamais besoin de militants qui ont l’analyse, le sens de l’histoire et l’expérience militante. Il est plus qu’urgent de remettre du sens. Il ne faut surtout pas abandonner ces gens, c’est un travail difficile, fastidieux, épuisant, mais il est crucial. »
Mais le débat tactique est cornélien, pour chacune des organisations. Quand manifester ? Derrière quels mots d’ordre ? Avec quelle distance vis-à-vis du mouvement anti-passe actuel ? Manifester un samedi présenterait le double risque d’être associé à la frange infréquentable du mouvement et d’apparaître comme l’auteur d’une tentative de récupération, d’autant plus délicate qu’elle serait tardive. Manifester en semaine présenterait au contraire le risque d’une déconnexion avec le poumon social de cette mobilisation… et d’un échec cuisant. Sans oublier la nécessité de sécuriser le cortège contre d’éventuelles attaques de militants d’extrême droite, si la mobilisation s’articule autour d’une dénonciation claire du racisme.
Le mouvement anti-passe est aussi vivace que disparate et fait apparaître d’énormes différences d’une ville à l’autre, donnant parfois lieu à plusieurs manifestations simultanées dans la même ville ou à des violences entre manifestants dans un même cortège. Les organisations ne redoutent pas seulement l’image détestable que renverrait une manifestation faisant apparaître leurs fanions à côté de ceux d’organisations d’extrême droite. Elles craignent aussi que leurs revendications soient diluées. « Ce sont les mêmes interrogations que nous avions au moment des gilets jaunes, souligne Benoît Teste, à la FSU. C’est un mouvement très hétéroclite, spontané, avec une forte défiance envers les organisations, y compris syndicales, qui est certes plus visible [que les mobilisations interprofessionnelles] mais aussi plus individuel. Beaucoup de gens sont en marge du salariat et ne se mobilisent donc pas sur le lieu de travail, où il est plus facile d’élaborer quelque chose de collectif. Ce moment peut être régénérant pour le mouvement social, tout comme il peut traduire une destruction brutale de ce cadre collectif. »
« Ce moment peut être régénérant pour le mouvement social, ou traduire une destruction brutale de ce cadre collectif. »
Les organisations réunies dans le cadre unitaire ont donc tenté de rédiger un argumentaire avec une infinie précaution, chaque organisation signataire étant soucieuse de traduire son rejet du passe sanitaire dans une grille de lecture politique et de le faire avec clarté. Il devait en priorité reprendre des revendications pour plus de moyens dans la santé publique, la levée des brevets sur les vaccins et une lutte plus efficace contre les inégalités d’accès aux soins. Avec un message explicite en faveur de la vaccination et contre l’extrême droite et le conspirationnisme.
La date du 5 octobre est d’ores et déjà cochée à l’agenda. Une journée de mobilisation interprofessionnelle a été convoquée fin août par une intersyndicale regroupant également Force ouvrière et les organisations de jeunesse. Le passe sanitaire reste néanmoins le grand absent de cet appel à manifester, du fait de l’impossibilité de certaines organisations, comme FO et la CFE-CGC, d’embrayer sur le sujet. « Ça a été âprement discuté », reconnaît un participant à l’intersyndicale. Le groupe du 12 juin a donc échoué à ajouter un appel sur la question spécifique du passe sanitaire. « Nous allons continuer les mobilisations locales, là où c’est possible_, et nous concentrer sur les mobilisations sectorielles comme dans la santé »,_ indique Simon Duteil du côté de Solidaires.
La CGT ne communique pas sur le sujet, s’en tenant aux propos de son secrétaire général, Philippe Martinez, qui annonçait, fin août, dans Le Parisien, qu’une date de mobilisation serait lancée pour début octobre, mais que son syndicat « ne défilera pas avec des antivax qui tiennent des propos antisémites, qui défendent des thèses complotistes insupportables, [ou] aux côtés de Florian Philippot ».
Avec l’extension du passe sanitaire chez les professionnels en contact avec le public, depuis le 30 août, le débat pourrait également faire son entrée dans les entreprises. 2 millions de salariés sont soumis à cette obligation, sous peine d’une suspension de contrat de travail, voire d’un licenciement, sans compter les 2,5 millions de soignants soumis à l’obligation vaccinale. « On commence à être sollicités dans les structures syndicales. C’est un problème qui risque d’attaquer socialement les travailleurs, à commencer par les plus précaires, les contractuels et les intérimaires », s’inquiète Simon Duteil. « Nous défendrons évidemment les salariés menacés de sanction », ajoute Benoît Teste.
Les organisations espèrent que cette nouvelle phase offrira à la gauche sociale une occasion d’être enfin audible dans ce débat et de faire valoir son contre-projet. « Il faut essayer de construire spécifiquement des cadres », suggère Simon Duteil. La mobilisation contre le passe sanitaire a déjà connu des déclinaisons locales et professionnelles, comme dans les réseaux de bibliothèques à Grenoble, Lyon, Toulouse, Paris, Brest et La Rochelle. D’autres syndicalistes parient au contraire sur un apaisement progressif des tensions autour du passe sanitaire et alertent sur les autres dossiers de la rentrée sociale – la réforme de l’assurance-chômage appliquée début octobre et le probable retour de la réforme des retraites dans les prochains mois – qui, eux, promettent des bouleversements profonds et durables sur le modèle social.
(1) La CGT, la FSU, la LDH, le DAL, Attac, le Réseau d’actions contre l’antisémitisme et tous les racismes (RAAR), Juives et Juifs révolutionnaires (JJR), Ensemble !, La France insoumise, la GDS, Génération·s, le NPA et l’Unef étaient présents lors de la réunion du 25 août.