« Lubrizol coupable, État complice »

Dès le lendemain de l’incendie de Rouen, il y a tout juste deux ans, des citoyens se sont rassemblés pour exiger la vérité sur l’accident et mener leur contre-expertise.

Vanina Delmas  • 22 septembre 2021 abonné·es
« Lubrizol coupable, État complice »
Protestation le 12 octobre 2019 à Rouen, quelques jours après l’explosion.
© LOU BENOIST/AFP

Devant l’imposant palais de justice de Rouen, une dizaine de personnes se retrouvent pour distribuer des tracts dans l’espoir de gonfler les rangs de la manifestation du 26 septembre (1). Dans onze jours, on commémorera les deux ans de l’incendie de l’usine Lubrizol. « Tu sais pourquoi ils manifestent ? » demande un adolescent à son copain. « Aucune idée… » lui répond ce dernier. Difficile de convaincre avec le mot manifestation en ce moment. Mais, quand le nom de Lubrizol est prononcé, les passants ralentissent, écoutent quelques secondes, preuve que le traumatisme est toujours là. Les slogans sont volontairement piquants : « À Rouen, nous avons testé le masque six mois avant le reste de la France ! ». Et la variante : « À Rouen, nous avons testé la peur d’être contaminés six mois avant le reste de la France ! » Sans oublier l’immuable « Lubrizol coupable, État complice ».

Une détermination citoyenne qui ne vacille pas depuis cette matinée de septembre 2019 où la capitale normande et ses environs se sont réveillés sous un énorme panache de fumée noire, interminable. Dans la nuit, un incendie s’était déclaré dans l’usine chimique Lubrizol, classée Seveso seuil haut, c’est-à-dire surveillée en raison des matières premières utilisées, et dans les entrepôts de sa voisine, la société Normandie Logistique. Ni mort ni blessé grave, mais une sidération qui s’abat sur la population. Certain·es habitant·es ont réussi à la dépasser pour agir dès les premières heures. « Grâce à nos liens avec les camarades de l’usine AZF de -Toulouse, nous savions quelles erreurs éviter, raconte Gérald Le Corre, -responsable CGT en Seine–Maritime. On savait qu’il ne fallait pas se -diviser entre différentes catégories de citoyens : les riverains avec leurs propres problèmes d’odeurs ou de débris, les écolos au sens large qui se concentrent sur les pollutions, et les travailleurs qui pensent souvent à la sécurité de leur emploi. »

Un collectif unitaire regroupant plusieurs dizaines d’associations, de syndicats, de partis politiques ainsi que des habitants (2) se forme et rédige un texte d’appel, qui demande en priorité un suivi sanitaire de la population. Dès le lendemain de la catastrophe, une manifestation était organisée. « Cette mobilisation nous a permis d’expliquer aux riverains les risques spécifiques de l’amiante, et qu’on n’attendrait pas des analyses, des maladies éventuelles pour porter plainte [contre X à l’époque – NDLR] pour mise en danger de la vie d’autrui. »

Vaincre l’opacité

Parallèlement, des riverains transforment leur colère en action, guidée par une obsession : qu’est-ce que leurs poumons et ceux de leurs enfants ont respiré ? Que contenaient précisément les 9 500 tonnes de produits chimiques partis en fumée ? Simon de Carvalho, président de l’Association des sinistrés de Lubrizol (ASL), consacre tout son temps depuis deux ans à mener cette enquête, à trouver les moyens de réaliser les analyses que les pouvoirs publics refusent de faire. « Nous avons d’abord voulu analyser les données de sécurité, c’est-à-dire les fiches produits pour savoir ce qui a brûlé. Personne n’a fait ce travail. Nous avons constaté beaucoup de manquements, donc nous ne connaissons pas la composition exacte de chaque produit… »

Des riverains transforment leur colère en action : qu’ont respiré leurs poumons ?

Une véritable investigation s’engage : en fouillant chez les concurrents de Lubrizol, l’ASL découvre que les données manquantes concernent par exemple le benzène, substance considérée comme dangereuse pour la santé. L’association souhaite lancer des analyses environnementales indépendantes et a reçu 15 000 euros de la ville de Rouen pour cela. D’abord sur l’amiante, grâce à la pose de pompes de captage disposées dans le périmètre proche de l’usine disparue, puis éventuellement des prélèvements de cheveux, qui gardent longtemps les traces de pollution. Par ailleurs, une collaboration avec des universitaires de Rouen est lancée afin d’examiner « la bouillasse dans laquelle les pompiers et les salariés ont trempé leurs pieds pendant des heures », à l’aide d’un puissant spectromètre de masse.

« Sur le long terme, il faudrait créer un institut écocitoyen, comme à Fos-sur-Mer : un institut indépendant capable d’agir rapidement, d’informer, de former les populations et d’aider les services de l’État, explique Simon de Carvalho. L’expérience de Lubrizol nous a démontré que chaque acteur travaille dans son coin, chacun confronté aux limites de ses services, et qu’on passe à côté de la réelle pollution ! »

La santé en priorité

Le manque de transparence et une communication politique se voulant rassurante ont profondément irrité la population. Nathalie Le Meur vit sur les hauteurs de Rouen. Elle a été réveillée par les explosions dans l’usine et a vu l’énorme nuage surplomber la ville. « J’étais persuadée qu’il y aurait des morts ! » glisse-t-elle. Choquée par l’ampleur de la catastrophe, qui contrastait avec les bribes d’informations venant de la préfecture et des ministres qui défilaient, elle décide d’agir. Elle s’allie avec un groupe de médecins et d’universitaires pour réaliser une enquête évaluant l’impact à court terme de l’incendie et les corrélations entre le niveau d’exposition et l’apparition de symptômes. Celle-ci a lieu entre le 20 janvier et le 10 mars 2020.

Selon les réponses des 565 volontaires, les conséquences physiques ne sont pas à minimiser, notamment pour les personnes présentant une pathologie respiratoire. Les conséquences psychologiques sont également importantes, puisque 81 % des personnes interrogées affirment avoir souffert d’anxiété et de stress. Ces informations ont ensuite été transmises au groupe de travail de Santé publique France, qui a finalement lancé son étude épidémiologique. Les résultats partiels n’ont été révélés qu’en juillet dernier. Ils confirment les impacts avec « des effets à court terme de type irritatif et psychologique observés chez la population riveraine et les travailleurs, et un effet négatif sur la santé psychologique un an après l’événement ».

« On a parfois l’impression de servir de caution citoyenne, c’est à la mode d’afficher qu’on travaille avec la société civile. Certaines propositions ont été retenues, mais nous demandons une biosurveillance et des registres de malformations et de cancers depuis des mois, en vain ! Ils considèrent, malgré les preuves de pollutions, que ce n’est pas pertinent… La biosurveillance a pourtant été fait il y a cinquante ans à Seveso, mais pas en 2019 à Rouen. » Cette plongée dans le monde trouble de l’industrie et du lobbying a gommé toute trace de naïveté chez ces citoyen·nes devenu·es expert·es. « J’ai beaucoup appris sur le fonctionnement de notre société et ses failles, le poids des industriels, les pressions qui s’exercent sur les politiques et les institutions… La santé du citoyen et la protection de l’environnement sont rarement la priorité quand il y a de gros enjeux économiques », s’indigne Nathalie Le Meur.

Une procédure pourrait prochainement cibler la responsabilité de l’État.

La même révolte anime Christophe Holleville lorsqu’il raconte ses deux années de lutte. Il se définit comme un simple père de famille qui travaille dans l’événementiel. Vivant à Forges-les-Eaux, à 40 kilomètres au nord-ouest de Rouen, lui, sa famille et tous ses voisins ont subi les retombées du nuage toxique gorgé de suie. Une étude menée en 2019, à la demande de la préfecture, sur les lichens – végétal qui absorbe les pollutions – de 23 communes du pays de Bray a révélé la présence d’un mélange de 16 hydrocarbures aromatiques polycycliques, à des taux jusqu’à deux fois supérieurs au « seuil d’alerte » et 48 fois le seuil du « bruit de fond », correspondant à la pollution habituelle et historique (3).

Christophe Holleville ne connaissait rien aux risques industriels jusqu’au 26 septembre 2019. « Depuis, j’ai découvert que, sur l’A28, on passe à côté d’un entrepôt de la coopérative agricole NatUp. On pense qu’il y a juste du blé stocké mais, en fait, il y a un site Seveso seuil haut qui a l’autorisation d’entreposer la même quantité d’engrais à base de nitrate d’ammonium que les entrepôts qui ont explosé dans le port de Beyrouth ! » clame le porte-parole de l’Union des victimes de Lubrizol, qui ne décolère pas.

Justice pour tous

L’accompagnement des victimes dans leurs démarches pour être indemnisées, ou au tribunal dans la procédure pénale, reste la mission principale des associations. « On va continuer de dénoncer, on ira au tribunal, mais que faire concrètement avec nos 2 000 euros de subventions face à Lubrizol ? Le rapport de force est déséquilibré et ils le savent (4)_. On fait partie des dommages collatéraux »_, déplore Christophe Holleville. Pourtant, les citoyens peuvent se réjouir, car l’impunité du géant toxique ne semble pas tout à fait acquise aux yeux de la justice.

La société Lubrizol France a en effet tenté d’esquiver le procès en dénonçant des « irrégularités » et des « incohérences » dans les conclusions des agents de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal). Mais, en juin dernier, la cour d’appel de Paris a rejeté sa demande d’annulation de la procédure et confirmé sa mise en examen, notamment pour « exploitation non conforme d’une installation classée » ayant provoqué des dégâts environnementaux. Et, le 14 septembre, deux nouveaux motifs de mise en examen s’y sont ajoutés : « déversement de substances nuisibles dans les eaux » et « rejet en eau douce de substances nuisibles aux poissons ». Mais personne ne veut en rester là, tous sont prêts à s’engager pour un marathon judiciaire de dix ou vingt ans.

Une procédure au tribunal administratif pourrait prochainement cibler la responsabilité de l’État. « Nous avons la preuve que des agents de la Dreal avaient eu connaissance dès 2014 d’un rapport de l’assureur présentant des scénarios catastrophes. Nous travaillons actuellement pour porter plainte contre l’État », assène Gérald Le Corre, déterminé à transformer leur slogan « Lubrizol coupable, État complice » en réalité judiciaire.

(1) Les « Rencontres Lubrizolées », à partir de 11 heures, esplanade de la préfecture de Rouen.

(2) Dont la CGT, Solidaires, la Confédération paysanne, Générations futures, l’Association Henri-Pézerat et Attac.

(3) Lire l’enquête de Mediapart, « Lubrizol : l’État minimise la pollution », 22 juillet 2021.

(4) Warren Buffett, quatrième fortune mondiale, a racheté en 2011 le groupe Lubrizol, qui a réalisé un chiffre d’affaires dépassant 6 milliards d’euros en 2018.

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